Voici un petit ouvrage des éditions Sigest qui sera fort utile à ceux qui veulent comprendre la permanence des structures et des comportements criminels de l’Etat turc. « Le recyclage des criminels jeunes-turcs » rappelle en effet de manière concise comment la Turquie kémaliste fut conçue et fondée au premier chef par de hauts responsables du Comité Union et Progrès (CUP), sans réelle rupture avec la dictature précédente par le biais de laquelle ils perpétrèrent le Génocide des Arméniens au cours de la Première Guerre Mondiale.
En termes historiographiques, cette monographie apporte sans doute peu d’éléments nouveaux au regard de la connaissance scientifique sur laquelle elle s’appuie explicitement. Les travaux pionniers d’Erich-Jan Zürcher, de Saït Çetinoglu et de Vahakn Dadrian puis ceux de Raymond Kevorkian, de Taner Akçam et de Selim Deringil sont dûment et abondamment cités ainsi que ceux de cette nouvelle génération d’historiens turcs qui abordent sans tabou l’histoire de leur pays : Mehmet Polatel, Ümit Üngor ou Fuat Dundar. En ce sens, « Le recyclage des criminels jeunes-turcs » apparaît comme un ouvrage d’introduction et de synthèse utile au lecteur désireux de se faire une culture sur la question avant que d’aborder des ouvrages spécialisés.
En une soixantaine de page, l’auteur effectue d’abord un rappel historique en insistant sur l’idée que les crimes perpétrés par les différents régimes turcs à partir du milieu du 18ème siècle sont nés du refus de la nation dominante (Millet-i hakîme), turque et musulmane, d’accorder cette égalité de droits aux peuples soumis prônée par les idéaux démocratiques issus de la Révolution française. L’échec des réformes (Tanzimat) initiés par le Sultan Abdülmecid I, la suspension de la Constitution ottomane par Abdühamit II puis les premiers massacres d’Arméniens (1894-1896) sont autant de symptômes de ce refus communément partagé par les élites et les masses musulmanes. Sous cet angle, ces rappels historiques documentés semblent attester les thèses sur la dhimmitude plus récemment popularisées par Bat Ye’or. Ces rappels se poursuivent avec les Jeunes-Turcs et leur vision raciale directement issue du darwinisme social en vogue en Europe à la fin du 19ème siècle. C’est de cette vision rejetant les principes philosophiques de la modernité mais employant sans frein ses méthodes les plus efficientes que naîtra le Génocide de 1915. L’auteur ne manque pas d’évoquer le contraste entre les massacres « brouillons » du régime hamidien et la mise en œuvre programmatique du génocide par les Jeunes-Turcs avec l’Organisation Spéciale, la Direction Générale pour l’Installation des Tribus et Migrants, les bataillons de travail, la Commission des biens (soi-disant) abandonnés, la légalisation a posteriori du processus de confiscation et de spoliation et le rôle tout à fait spécifique des médecins, notamment pour des tests sur des cobayes humains ou pour l’expérimentation de premières chambres à gaz.
L’intérêt de l’ouvrage réside cependant moins dans ces rappels que dans la véritable prosopographie du personnel politique unioniste montrant comment l’immense majorité des hauts responsables jeunes-turcs échappèrent à la potence ou aux balles des justiciers arméniens pour continuer leur brillante carrière à des postes dirigeants de la République kémaliste : Premiers ministres, Secrétaires généraux du parti républicain fondé par Atatürk, Présidents de l’Assemblée nationale, députés, présidents de chambre de commerce ou même Président fondateur de l’Institut turc de la recherche contre le cancer pour le Mengele jeune-turc qui inocula le virus du typhus non désactivé à des déportés arméniens.
Ainsi, « le recyclage des criminels jeunes-turcs » vaut autant pour le corps de son texte que par son annexe, rassemblant pas moins de quatre-vingt fiches bibliographiques le plus souvent illustrées d’une ou de plusieurs photos des personnes concernées, et rappelant leur parcours politique dans l’Empire ottoman finissant puis dans les débuts de la république turque. L’ouvrage s’attarde également sur le portrait de quelques « Justes » - ces trop rares préfets ou autres responsables qui refusèrent d’appliquer les ordres de déportation, voire qui essayèrent de les contrer parfois au prix de leur vie. Les fiches bibliographiques mentionnent notamment le cas bien connu d’Ali Faik Ozanoy, préfet de Kutahya, qui tenta de protéger non seulement les Arméniens de sa ville mais qui essaya également de sauver les déportés des convois qui y transitaient. A l’opposé d’Ali Faik qui, de manière bien improbable, put poursuivre une belle carrière sous Atatürk, on apprend le triste sort de Mustafa Aga Azizoglu, maire de Malatya, qui hébergea lui-même de nombreux Arméniens promis à la déportation et qui fut assassiné en 1920 par son propre fils Ekrem, un unioniste fanatique lui reprochant d’avoir aidé des « infidèles » (gâvur).
Au-delà de ces très appréciables fiches, quelques points peu connus ou quelques thèses discutées confèrent également à cet ouvrage un intérêt particulier : D’une part, le rappel des travaux de Zürcher, montrant que Mustafa Kemal lui-même a été propulsé en tant que « chef provisoire » par les leaders du CUP finissant à la fin de la Première Guerre Mondiale. Il n’aurait du reste pas été le seul, le CUP confiant à Rauf Orbay la responsabilité de mobiliser les vétérans du parti à l’Ouest du pays quand Kemal faisait la tournée des provinces de l’Est. En misant ainsi sur un officier alors subalterne qu’ils pensaient pouvoir contrôler, les dignitaires jeunes-turcs jouait leur survie politique et leur survie tout court. Le point important est donc qu’il n’y eut aucune rupture entre l’empire ottoman et la République de Turquie, la seconde n’était que la continuation du premier sous un autre nom. Cette réalité que la Turquie « moderne » tente d’occulter n’est pas sans conséquence en termes de droit international, les responsabilités des Etats continuateurs étant plus conséquentes que celles des Etats successeurs, notamment au regard des crimes imprescriptibles. Au demeurant, Atatürk lui-même le reconnut en 1923 lorsque – évoquant le CUP – il eut ces mots terribles « nous fûmes tous ses membres ».
L’ouvrage évoque d’autres points d’intérêt : D’une part, au détour d’une trop brève note de bas de page, il révèle les travaux de Ruben Safrastyan selon lesquels un plan d’extermination des Bulgares aurait été conçu dès 1876, plan qui aurait prévu à termes l’anéantissement de tous les chrétiens de l’Empire. Midhat Pacha aurait finalement renoncé à ce plan, rendu sans objet immédiat en raison de l’indépendance de la Bulgarie, au bénéfice de la promulgation de la Constitution ottomane.
D’autre part, l’ouvrage rappelle la répression sanglante de la révolte de Sheikh Saïd (1925) ainsi que les procès de 1926 à l’issue desquels des responsables majeurs du CUP – Canbolat ou Nazim notamment – furent exécutés non pas pour leur implication dans le Génocide des Arméniens mais pour la menace politique qu’ils pouvaient représenter vis-à-vis de l’hégémonie kémaliste. En ce sens, le régime kémaliste préfigure les totalitarismes qui allaient lui succéder et l’ouvrage mentionne les récents travaux de Stefan Ihrig – hélas encore à travers une courte note de bas de page – montrant combien Atatürk constitua le modèle privilégié des nazis avant même Mussolini.
« Le recyclage des criminel jeunes-turcs » se conclut par une partie qu’on aurait aimé plus développée et qui est consacrée à la continuité des attitudes criminelles jusqu’à nos jours. Après l’évocation des lois iniques (Varlik Vegisi) de 1942 et celle des pogroms de 1955, l’étude montre comment le scandale de Susurluk (1996) et l’assassinat de Hrant Dink (2007) constituent des révélateurs de la permanence du rejet de l’altérité au cœur d’un pays qui n’a jamais subi l’équivalent d’un processus de dénazification.
Une ouverture sur la descendance actuelle des leaders jeunes-turcs et sur leur rôle dans l’appareil politique turc ou – inversement – une généalogie des responsables de l’actuel gouvernement AKP auraient été bienvenues même si une telle entreprise aurait peut-être été au-delà des intentions de l’auteur. Car – au-delà des doctrines politiques prônées – on ne peut s’empêcher de voir une certaine similitude dans les comportements sous-jacents ; En particulier, dans la guerre raciale menée depuis plusieurs décennies contre les Kurdes ou dans la manière dont Erdogan a utilisé la tentative alléguée de coup d’Etat par les Gülenistes pour renforcer son pouvoir dictatorial sur le pays.
Le fait que l’auteur ait choisi de rester anonyme apparait à cet égard significatif des risques encourus aujourd’hui encore à vouloir en révéler plus. Hrant Dink l’a payé de sa vie. Disons simplement que le choix du pseudonyme « Marc de Garine » ainsi que la teneur même de l’ouvrage limite à quelques personnes seulement les possibles auteurs du « recyclage des criminels jeunes-turcs ».