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Turquie: L'Etat profond au service des islamistes syriens

Une illustration directe du caractère illusoire des condoléances d’Erdogan à propos des Arméniens

Huseyin Bozan
A l’occasion du 99ème anniversaire du Génocide qui les a frappés, Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, a présenté des condoléances inédites à ses concitoyens arméniens et aux Arméniens du monde entier. La presse internationale a largement rapporté l’affaire, le plus souvent de manière positive et en rendant peu compte du profond malaise qu’elle a suscité parmi les récipiendaires putatifs de ces condoléances. Je me suis moi-même exprimé sur la perversion sémantique de condoléances qui reprennent en vérité le discours négationniste habituel.

L’actualité syrienne vient nous fournir une confirmation du fait que rien n’a changé, hormis peut-être la communication toujours plus raffinée de la Turquie par laquelle elle enrobe la vraie nature de sa relation aux Arméniens et ses intentions envers eux.

En mars dernier en effet, la Turquie lâchait les milices islamistes de Jabhat al-Nosra – la branche locale d’Al Qaïda – sur le bourg de Kessab en Syrie, dernier village de l’ancienne Arménie occidentale détruite depuis le génocide. Face au tollé suscité par cette attaque sur une localité sans aucun intérêt stratégique – si ce n’est précisément celui d’effacer la dernière trace de la présence arménienne dans la région – Ankara lançait à grand frais une « opération humanitaire ». Celle-ci était destinée à « rapatrier en sécurité » en Turquie les quelques vieillards restés au village, si tant est que ce pays puisse être qualifié de « sûr » pour les descendants de ceux qu’il a exterminés. 

Un agent des services secret turc mène une bande djihadiste en Syrie

Une vidéo récemment parue montre ainsi un « combattant arabe » aider un certain Luther Trtrian – un résident de Kessab – à rassembler ses affaires de première nécessité pour être exfiltré vers la Turquie. Quelques temps après au demeurant, Luther Trtrian y est décédé d’un arrêt cardiaque.

Luther Trtian evacué de Kessab par un "combattant arabe"

Or selon des sources kurdes bien informées, le prétendu « combattant arabe » en question est en vérité Heysem Topalca, agent du MIT – les services secrets turcs. Ce Turkmène de Syrie est également désignée par la même source comme le « commandant de la brigade du district turkmène de Bayırbucak » en Syrie.


Luther Trtian et Heysem Topalca

Deux informations en une, donc : ce sont des agents des services du MIT – descendants en droite ligne de la sinistre Organisation Spéciale qui fut en son temps chargée de l’exécution du génocide – qui s’occupent toujours du « sort » des Arméniens et – secret de polichinelle – l’Etat turc participe de manière opérationnelle à une guerre d’agression contre son voisin syrien. 

Des membres de Jabhat al-Nosra protégés du pouvoir turc

Mais, mieux encore, Heysem Topalca n’est pas précisément un inconnu. En novembre 2013 déjà, le journal Zaman révélait qu’il avait été arrêté à Adana lors d’un banal contrôle par des policiers turcs à la recherche de trafic de drogue. En fait de drogue, le camion conduit par Heysem Topalca contenait près de 1000 roquettes et une dizaine de RPG. L’enquête qui s’ensuivit conduisit à l’arraisonnement d’un cargo turc transportant clandestinement 20 000 kalachnikovs à destination de Syrie par les gardes-côtes grecs. C’est cette série d’évènements et quelques autres qui faillirent conduire la Turquie sur la liste noire des Etats finançant le terrorisme décrite par Jonathan Schanzer

En dépit de son rôle central dans l’affaire, Heysem Topalca fut manifestement relâché sans autre forme de procès puisque c’est lui qui est apparu ces derniers jours comme le « commandant de la brigade turkmène » à Kessab. Il n’a donc pas été inquiété par la police turque, pas plus qu’il ne l’avait été six mois auparavant dans le cadre de l’enquête sur l’attentat de Reyhanli.

Heysem Topalca, Ayhan Orli et Muhammed Abdullah (Karınca) 
accusés de crimes de guerre par un journaliste turc.

Toujours selon Zaman en effet, deux des suspects alors interrogés avaient déjà mentionné Topalca comme leur contact local « soutenant les djihadistes » et capable de faire passer les cargaisons entre Reyhanlı et Yayladagi, deux localités du sandjak d’Alexandrette (Turquie), la seconde étant la dernière localité avant Kessab en Syrie. Afin de se dédouaner, ces suspects avaient déclaré « nous ne pouvons nous approcher de Reyhanlı. Cette zone est détenue par les djihadistes qui nous tueraient s’ils nous y voyaient. [L’attentat], c'est certainement son travail ».

Adil Orli, Heysem Topalca et les combattants turkmènes

Des informations que confirme le journaliste Ömer Ödemiş affirmant de surcroît que Topalca et d’autres Turkmènes – parmi lesquels les frères Adil et Ayhan Orli – ont formé une armée de 300 combattants qui s’est entraînée en Turquie avant de passer en Syrie pour y commettre toutes sortes d'exactions. C'est dans ce contexte qu'Adil Orli est régulièrement présenté comme le « commandant des Turkmènes », l’une des innombrables factions opérant dans le Nord de la Syrie. Dans une vidéo de « promotion » de leur mouvement, on voit effectivement Adil Orli (à 1’20’’ et 4’46’’ par exemple) et Heysem Topalca (à 1’28’’) apparaître ensemble. 


23 mars 2014 - Adil Orli (entouré) et quelques-uns de ses partisans après la prise de l’observatoire 45

L’extrême-droite turque à la manœuvre 

Des informations qui n’ont pas eu l’air d’émouvoir plus que ça les enquêteurs turcs. Mais, à leur décharge, il faut dire que ces terroristes semblent jouir de solides complicités au sein de l’Etat profond, même si la carte exacte de leurs attributions respectives n’est pas clairement établie. Ainsi, le journaliste Ömer Ödemiş – encore lui – affirme qu’Adil Orli serait en charge des relations avec les groupements islamistes libyens (notamment des Tchétchènes) dont il arrangerait le transfert en Syrie via la Turquie.


14 avril 2014– Adil Orli et d’autres militants devant le camion à destination des terroristes

Ces activités clandestines se dérouleraient par le biais du MHP, le parti d’action nationaliste, la formation d’extrême-droite la plus connue de Turquie et bien représentée au sein des services de sécurité du pays. Un article publié le 28 avril dernier avance ainsi que le trafic transiterait par le « foyer idéaliste » (c’est le nom des sections locales du MHP) d’Orhangazi, dans la région de Brousse en Turquie occidentale. Une photo présentée et datée du 14 avril montre effectivement Adil Orli posant avec des responsables du MHP devant un camion rempli de matériel qui, selon l’article, serait à destination des bandes armées de Syrie. D’autres photos datant des jours suivants illustrent le relai politique dont bénéficie cette « Turkmen connection » : Adil Orli semble notamment dans les meilleurs termes avec Dervis Tücel, adjoint au maire de Tuzla et candidat au siège de député d’Istanbul, un personnage que l’article désigne comme « ami intime de Mehmet Ali Agca », le loup-gris qui tenta naguère d’assassiner Jean-Paul II. 


17 avril 2014 – Adil Orli et les loups-gris de Pendik (Istanbul)

Le rôle du MHP semble d’ailleurs aller plus loin que celui d’une simple courroie de transmission. Ainsi certains clichés pris en Syrie montrent Hüseyin Bozan (photo d'en-tête), un « loup gris » proche des frères Orli, faire – une arme à la main – le signe de ralliement du mouvement. Au demeurant, la page Facebook de ce Turkmène d’Alep laisse peu de doute sur ses affiliations comme sur son implication dans le conflit syrien. 


Ayhan Orli reçu au siège du Parti de la Grande Union (BBP) par son président

Si le MHP semble donc un maillon important de la chaîne, il n’est pas le seul. D’autres informations indiquent que sa scission islamiste – le Parti de la Grande Union (BBP) – n’est pas en reste, et au plus haut niveau : un article non daté montre ainsi Mustafa Destici, le Président du BBP, accueillir au siège du parti Ayhan Orli en présence de ses deux adjoints. Le BBP aurait signifié à Orli son intérêt pour le sort des Turkmènes de Syrie en l’assurant de son « soutien matériel et moral ». 

La main d’Ankara derrière l’instrumentalisation des Turkmènes 

Il est évidemment difficile de déduire des certitudes de ces informations parcellaires mais le fait est qu’il est tentant pour Ankara d’instrumentaliser la minorité turkmène des pays arabes frontaliers afin de satisfaire ses visées impérialistes sur le Nord de la Syrie et de l’Irak. Les partis nationalistes aux conceptions pantouraniennes constituent certainement les outils opérationnels rêvés pour ce type d’opération.

En Irak néanmoins, les accords trouvés entre la Turquie et les autorités kurdes d’Erbil à propos de l’exploitation et l’acheminement du pétrole ont éventuellement pu amoindrir ces menées. Mais il n’en est pas de même en Syrie où Ankara voit avec anxiété se constituer le long de sa frontière une bande territoriale dominée par les Kurdes du PYD, avatar local du PKK. 

La « résistance syrienne » progressant vers Kessab. Au centre de la photo, Mihraç Ural

Dès avant le conflit d’ailleurs, des observateurs avisés avaient remarqué que les implantations turkmènes dans la région – et singulièrement autour de Kessab – avaient augmenté ces dernières années. Hasard des flux migratoires ou politique délibérée menée dans une province limitrophe réputée pour sa porosité ? Quoi qu’il en soit, dans une région où les obédiences religieuses comptent autant que les affiliations ethniques, l’instrumentalisation par Ankara des populations turcophones de Syrie n’est pas nécessairement une fatalité. Ainsi, des informations récentes font état de la présence de la « résistance syrienne » parmi les forces progouvernementales progressant actuellement vers Kessab et la côte 45. Quoique marginale, cette résistance syrienne est une faction marxiste proche du DHKP-C turc et serait composée d’Arabes, d’Arméniens, de Kurdes et de Turkmènes. Elle est commandée par Mihraç Ural … un Turc alaouite. Comme quoi, en allant vers l’Orient compliqué, il faut se garder des idées simples.

Note : cet article d'investigation n'a été rendu possible
que grâce à l'aide d'amis, traducteurs dévoués des sources en turc.

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