Source : La Documentation Française |
L’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan sont actuellement le siège d'événements qui s’apparentent à des signaux faibles. Ils n’en présagent pas moins de repositionnements subtils – ou du moins de tentatives de repositionnement – dont l’analyse déroge aux lignes de fractures habituelles et qui pourraient présager de modifications de plus grande ampleur. La tentative de décryptage qui suit a été rédigée à la mi-juillet 2013. Pour diverses raisons, je ne l'ai alors pas publiée. Elle est désormais quelques peu obsolète mais elle reste suffisamment intéressante pour approfondir la lecture qu'on peut faire aujourd'hui des évolutions en cours.
Les trois Etats de cette région d’Asie mineure qu’est le Caucase du Sud, l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan, partagent une histoire récente commune qui, aux yeux des observateurs externes, a souvent brouillé leurs différences anciennes. Devenus tous trois indépendants en 1918, à la faveur de la chute de l’Empire russe et dans un contexte de guerre généralisée, leur naissance fut marquée de violents conflits interethniques qui devaient aboutir à la création d’Etats-nations plus ou moins homogènes et de revendications territoriales réciproques. L’arrivé de l’Armée rouge en 1920 et la soviétisation subséquente de la région gelèrent les conflits en cours et purent donner l’impression de leur résolution. La fin de l’URSS raviva naturellement certains d’entre eux et en particulier celui entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabagh et ceux entre la Géorgie et la Russie à propos de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.
Les guerres qui s’ensuivirent entre 1989 et 1994 furent concomitantes au rétablissement des indépendances de ces pays et concourent même depuis lors à renforcer encore le sentiment identitaire et les différentiations nationales qui y prévalent. Vu de l’extérieur cependant, ces conflits brouillent plutôt les cartes en tendant à maintenir la région dans une « zone grise » assez indifférenciée de laquelle n’émergent plus que les intérêts et les alignements géopolitiques des acteurs régionaux et des puissances internationales.
La présente note a pour objet d’apporter – en se fondant sur des faits objectifs – quelques nuances aux appréciations habituelles qui sont portés sur les trois républiques d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de Géorgie. On examinera brièvement le type et l’ampleur des relations qu’elles ont pu nouer depuis leur indépendance avec les grands partenaires régionaux et internationaux avant de mettre l’accent sur les inflexions récentes et signifiantes que ces relations ont pu subir soit du fait de dynamiques internes, soit en raison des changements géostratégiques en cours.
L’ombre toujours présente de Moscou
Depuis son irruption en « Transcaucasie » au milieu du 19ème siècle, la Russie reste la puissance de référence de la région. Ce qui était vrais sous les Tsars et du temps des soviétiques reste encore valable aujourd’hui et surdétermine la politique extérieure des trois Etats reconnus de la région. Or depuis leur indépendance de 1991, ceux-ci ont adopté des politiques radicalement différentes en la matière.
Diverses indications semblent attester de modifications fines mais significatives des rapports de force dans cette région d’Asie mineure qu’est le Caucase du Sud. Des trois républiques qui la composent, c’est incontestablement l’Azerbaïdjan qui est actuellement dans l’œil du cyclone. Le pays, dirigé d’une main de fer par le clan Aliev-Pachayev a sans doute fait le mauvais choix stratégique de penser que ses ressources gazières et pétrolières pourraient lui permettre d’ignorer ses puissants voisins au bénéfice d’alliances, également puissantes, mais plus lointaines. Plus où moins hostile à la Russie et à l’Iran, très réticent vis-à-vis des exigences de démocratisation prônées par l’Union européenne, le régime de Bakou s’appuyait jusqu’à présent sur une alliance ethnique avec les « cousins » turcs, plus récemment sur l’appui tacite des Etats-Unis grands consommateurs d’hydrocarbures et dernièrement sur Israël et ses technologies avancées en matière d’armement, notamment de drones. L’Azerbaïdjan est même régulièrement suspecté d’abriter des bases de la CIA, voire de servir de plateforme de lancement pour des missions d’observation israéliennes sur les sites nucléaires iraniens.
Un Azerbaïdjan despotique qui lasse
Or depuis un an environ, cette « communauté internationale », dont le numéro de téléphone est quelque part au Département d’Etat, semble vouloir lâcher le régime de Bakou. Non pas que celui-ci soit moins démocratique qu’auparavant – il l’est toujours aussi peu – mais vraisemblablement parce que le ratio entre les bénéfices et les inconvénients qu’il présente semble avoir tourné à l’avantage des seconds. Les causes de ce retournement sont diverses et éventuellement très éloignés de considérations caucasiennes. Au nombre de celles-ci, il paraît clair que la donne énergétique compte pour beaucoup. A cet égard, le fait que les Etats-Unis aient commencé l’exploitation des gaz de schistes et deviennent autosuffisants en pétrole dès 2030 constitue une cause globale de leur désengagement dans la région. On peut comprendre qu’ils gardent néanmoins plus qu’un œil sur le Golfe persique, qui représente encore les trois quarts des réserves mondiales d’hydrocarbures, mais on peut aussi comprendre qu’ils soient désormais plus regardant sur les questions d’Etat de droit et de Droits de l’Homme avec un Azerbaïdjan ne détenant que 0,4% des réserves de gaz et 0,5% des réserves de pétrole. Un signe qui ne trompe pas : le pharaonique projet de transport gazier Nabucco semble plus que jamais en panne tandis que Moscou a dénoncé un accord pétrolier aux termes duquel la Socar, la compagnie d’Etat azerbaïdjanaise, devait livrer annuellement 5 millions de tonnes de brut à la Russie, clause qu’elle n’a pu honorer depuis 1996. De manière plus large d’ailleurs, plusieurs analyses concourantes semblent indiquer que l’Azerbaïdjan a désormais dépassé son pic de production tant en pétrole qu’en gaz.
Et soumis à des forces centrifuges
Il est donc possible que les dernières outrances du régime – par exemple les affaires Safarov, la répression brutale des émeutes d’Ismayilli en janvier, ou celles de Bakou en mars aient achevé de convaincre les Etats occidentaux et leurs multinationales d’en finir avec l’encombrant Ilham Aliev, l’homme fort du régime, et avec son clan. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que, depuis un an environ, d’innombrables rapports d’organisations de Droits de l’Homme vouent aux gémonies le régime effectivement dictatorial de Bakou, y compris des organisations britanniques ce qui ne s’était jamais vu au pays de British Petroleum, principal actionnaire du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan. Ce probable lâchage en bonne est due forme rentre étrangement en collusion avec les intérêts russes, iraniens et peut-être même turcs. Les premiers, qui n’ont jamais accepté de voir les Occidentaux s’implanter dans une région qu’ils considèrent comme leur arrière-cour, y achèvent actuellement leur grand retour. Celui-ci a commencé par l’Arménie qu’ils n’ont jamais vraiment quittée, s’est poursuivi par la Géorgie avec laquelle le processus de normalisation est désormais bien engagé et l’Azerbaïdjan est donc désormais mûr. Les seconds également, ne sont évidemment pas mécontents de voir s’étioler un régime allié d’Israël et du Grand Satan américain.
Mais, au-delà, il est possible que Téhéran nourrisse d’autres ambitions pour cette région historiquement persane. A cet égard, le fait qu’à partir du Haut-Karabagh, une radio émette désormais en Talish, le dialecte d’une minorité persane vivant à cheval sur l’Iran et l’Azerbaïdjan et opprimée par la majorité turcomane de ce dernier pays devrait interroger. Comme devrait encore plus interroger la récente idée émise par un représentant d’Ali Khamenei, le Guide suprême iranien, de proposer un referendum en Azerbaïdjan pour le rattachement du pays à l’Iran. On sait que l’Occident tente régulièrement par l’intermédiaire d’agents panturquistes de fomenter des mouvements séparatistes au sein des quinze millions d’Azéris qui peuplent le nord de l’Iran. La proposition rendue publique par le journaliste Hossein Shariatmadari, et soutenue par un député viserait à renverser cette logique en proposant au contraire l’intégration d’un pays sans réel passé au sein de l’antique giron perse où les Azéris constituent, à l’instar de Khamenei lui-même, un partie reconnue et parfaitement intégrée de la société. Cette hypothèse ne peut qu’être confortée par la dernière proposition de résolution du Parlement iranien d’abroger le traité de Turkmanchaï (1828) qui cédait d’anciennes possessions persanes à la Russie tsariste. Bien qu’elle relève purement du signal politique et qu’elle ait peu de chance d’être adoptée, il est clair que cette proposition vise l’Azerbaïdjan – à travers les districts de Nakhitchevan, de Talish et d’Ordoubad – même si les territoires en question englobent aussi presque toute l’Arménie actuelle.
Notons de manière marginale que cet affaiblissement de l’Azerbaïdjan sur fond de diminution des réserves pétrolières dans la Caspienne attise sérieusement les tensions avec le Turkménistan, peut-être instrumentalisé par Moscou ou Téhéran.
Quant à la Turquie, elle pourrait également ne pas être fâchée de se défaire, elle aussi, du clan Aliev qu’elle traîne comme un boulet et qui nuit régulièrement à sa stratégie de normalisation avec l’Arménie, aussi fallacieuse que soit cette dernière. L’opinion publique et le pouvoir turcs supportent de moins en moins bien les entraves posées par l’intransigeant régime azéri à ces tentatives d’ouverture, telle la dernière ligne aérienne Van-Erevan à laquelle Ankara a finalement dû renoncer en raison des pressions de Bakou.
Une Arménie déprimée…
L’Arménie justement est dans une situation tout autre. Subissant le double blocus d’Ankara et de Bakou depuis que le Karabagh a gagné sa guerre d’indépendance, le pays doit sa survie aux échanges transitant par les frontières iranienne d’une part et géorgienne de l’autre. Face à ses voisins surarmés – le budget militaire de l’Azerbaïdjan outrepasse le budget total de l’Arménie – Erevan s’appuie sur une alliance militaire avec Moscou dont l’armée co-assure toujours les frontières extérieures du pays et dispose d’une importante base à Gumri – la dernière dans la région depuis la fermeture de celle d’Akhalkalak en Géorgie. Cet isolement relatif a favorisé l’émergence d’une économie oligopolistique où quelques clans se partagent le pouvoir et les quelques grandes entreprises qui échappent encore aux Russes. Dans cette Arménie qui collecte mal l’impôt et redistribue encore plus mal la richesse publique, les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. Même si le pays connait depuis peu l’émergence d’une classe moyenne, les pratiques quasi-féodales y perdurent et la solidarité s’y exprime sur le mode suranné d’une bienfaisance dépendant du bon-vouloir des puissants. A cet égard, bon nombre d’observateurs et notamment les Arméniens de diaspora ont été choqués par les images montrant le « bon peuple » d’Erevan se réjouissant des agapes organisées par le richissime Gaguik Tsaroukian à l’occasion de l’inauguration de son église privée, en présent du gotha politique et religieux du pays.
Or il paraît peu probable que cette situation change à court terme : les dernière élections présidentielles ont reconduit Serge Sarkissian et le Parti républicain qui, avec 59% des suffrages exprimés, tiennent désormais seuls les rênes du pouvoir : le challenger Raffi Hovanissian a un temps cristallisé les espoirs d’alternance mais il a bel et bien été battu en dépit d’un score très honorable (37% des suffrages). Certes, on peut à juste titre suspecter le pouvoir d’avoir pratiqué diverses irrégularités mais non pas de manière à remettre fondamentalement en cause le résultat. Au demeurant, la mission d’observation de l’OSCE a sobrement conclu que le processus électoral fut « généralement bien administré et caractérisé par un respect des libertés fondamentales » où les « candidats ont pu faire librement campagne », où « les médias ont rempli leurs obligations légales de fournir une couverture équilibrée » et où « tous les participants ont pu faire usage de leur temps de parole radio et télédiffusé » même si elle regrette « un défaut d’impartialité de l’administration, un usage inapproprié des ressources administratives et des cas de pressions sur les électeurs ».
La réalité est en fait plus cruelle comme l’atteste le fait que trois grands partis n’aient tout simplement pas présenté de candidat: dispersée et désorganisée, l’opposition arménienne n’est aujourd’hui pas plus crédible que le pouvoir et, à l’exception de quelques électrons libres dont Raffi Hovanissian, toutes les formations sont rongés par l’affairisme et les ambitions personnelles.
… Qui oscille entre Bruxelles et Moscou
Ces facteurs objectifs ont désespéré une large fraction des forces vives arménienne qui, sans perspective d’ascension sociale, s’en sont allés chercher leur avenir ailleurs, essentiellement en Russie ou dans les anciennes républiques soviétiques. L’Arménie est certes largement moins corrompue que l’Azerbaïdjan ou même que la Russie mais l’effet de la corruption y apparaît comme plus délétère en raison de la taille déjà réduite de la population. Officiellement, le pays compte encore trois millions d’habitants mais des statistiques officieuses font état de plus d’un million d’émigrés. Des chiffres qui pourraient encore empirer si le prix du gaz venait à augmenter.
Cependant, le pays est plutôt bien vu de Bruxelles en raison du volontarisme constant qui semble constituer sa marque de fabrique vis-à-vis de la Politique de Voisinage et du Partenariat Oriental promus par l’Union européenne. Comme l’indique un fonctionnaire du Conseil européen sous couvert d’anonymat « l’Arménie prend peu d’engagement mais elle s’y tient ». Erevan semble avoir ainsi gagné une réputation de sérieux qui, comme le note le dernier document de travail du Conseil, a conduit l’UE à lui donner des signes d’encouragement quant à son rapprochement avec l’Europe : En décembre 2012, un accord de facilitation de visa et de réadmission a été signé avec l’Arménie comme cela avait été le cas avec la Géorgie en février 2011. Ces deux pays et l’Union européenne visent clairement l’intégration pleine et entière au grand marché européen, assorti de la libre circulation des marchandises et peut-être ultérieurement des hommes et des capitaux.
Du point de vue de l’Arménie, mais aussi de la Géorgie, la vraie question reste cependant de savoir jusqu’où elles pourront s’affranchir de la tutelle russe. Moscou promeut un projet d’Union eurasienne qui concurrence directement celui de l’Union européenne dans la région. A de multiples reprises, Erevan a été fortement sollicité pour intégrer cet ensemble et a jusqu’à présent réussi à résister comme en témoigne l’absence remarquée du Président Sarkissian au sommet de Bichkek. Mais pour combien de temps ? Des intérêts objectifs et concrets lient l’Arménie à la Russie et il n’est pas certain que le très libéral Premier ministre actuel puisse longtemps maintenir l’équilibre : s’il a récemment annoncé l’émission d’obligations d’Etat libellées en euros, pour tenter de desserrer l’étau russe, il a également signé le 12 avril un accord selon lui non contraignant avec Victor Khristenko, le puissant Président de la Commission eurasienne, également ministre de l'Industrie et de l'Énergie russe. Dans cette affaire, Moscou joue curieusement patte de velours et c’est l’Union européenne qui semblait plus inflexible : Le 21 décembre 2012, Trajan Hristea, le chef de la Délégation de l’EU à Erevan avait affirmé que l’Arménie « devait choisir entre l’Union européenne et l’Union eurasienne » et qu’elle « ne peut pas développer des coopérations commerciales et économiques avec deux structures différentes en même temps ». Des propos démentis ce 22 mai en Arménie par Tatiana Valovaya, la Commissaire de l’Union eurasienne pour l’intégration économique qui a déclaré au contraire que « l’Union eurasienne et l’Union européenne ne se contredisent pas. L’Union eurasienne ne sera pas une forteresse fermée, elle devra s’intégrer à l’économie internationale ». Mis devant le fait accompli, il faut croire que Bruxelles s’est résolu au principe de réalité ou a trouvé un accord avec Moscou puisque le même jour, Hristea est revenu sur ses propos pour déclarer que « les relations entre l’UE et l’Arménie ne sont pas conditionnées par les autres politiques d’intégration de l’Arménie ».
Pendant ce temps, à Erevan, il se murmure même parmi les moins russophiles que des trois républiques caucasiennes, la seule qui n’ait pas vu son territoire amputé est la seule qui ne se soit pas trop opposé à Moscou : l’Arménie.
Une Géorgie en transition entre Est-Ouest et Nord-Sud
Une leçon que doivent ruminer avec amertume ceux des Géorgiens qui avaient par trop cru aux promesses occidentales. S’imaginant soutenu par les Etats-Unis et l’Otan, l’impulsif Saakachvili habilement provoqué par Moscou avait déclenché la reprise des hostilités avec l’Ossétie du Sud. La guerre éclair perdue contre les Russes à l’été 2008, quelques mois après sa réélection, a achevé de ternir son image déjà écornée par l’autoritarisme croissant dont il avait fait preuve. Les élections législatives de 2012 ont sanctionné le président géorgien en portant au pouvoir le Rêve Géorgien de Bidzina Ivanichvili (53% des suffrages) contre le Mouvement National Uni du Président. Conséquence : en octobre 2012, le second a dû nommer son adversaire comme Premier ministre, inaugurant ainsi une forme inédite, mais heurtée, de cohabitation.
C’est que tout sépare les deux hommes : La plupart des observateurs considèrent le Président Saakachvili comme l’homme-lige de l’OTAN. Formé aux Etats-Unis, marié à une néerlandaise et violemment antirusse, Saakachvili avait orienté sa politique étrangère sur l’axe Est-Ouest allant de Washington à Bakou en passant par Ankara ; c’est-à-dire dans la même direction que les pipelines à destination de l’Occident. Et de manière tout à fait cohérente, il entretenait des relations plutôt tendues avec l’Arménie perçue uniquement à travers le prisme des relations obligées de cette dernière avec Moscou.
Tout le contraire donc de Bidzina Ivanichvili, milliardaire devant sa fortune à des affaires faites en Russie et qui tente manifestement de recoller les morceaux avec Moscou. Il est sans doute trop tôt pour répondre à la question de savoir jusqu’où voudra (et pourra) aller Ivanichvili. Il serait par exemple naïf de penser que cette personnalité complexe qui fut brièvement française après avoir été russe soit aussi insensible aux influences occidentales que Saakachvili y est perméable. On peut en revanche imaginer, comme il l’a laissé entendre, qu’il tentera d’emprunter l’acrobatique « voie arménienne », celle consistant en quelque sorte à accepter la domination régionale russe en l’équilibrant par des relations commerciales et économiques étroites avec l’Occident. A cet égard, il est certainement significatif que les efforts entrepris pour mettre en place une voie ferrée entre Bakou, Tbilissi et Kars en Turquie soient désormais surtout promus par les Turcs et les Azéris, bien plus que par le pouvoir géorgien.
Rien n’indique aujourd’hui que cela suffise à la Géorgie pour recouvrer un minimum d’influence sur les républiques autodéterminées d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. En revanche, la forte minorité arménienne de Géorgie apparaît comme bénéficiaire de la détente avec Moscou. Cette population faisait en effet les frais de l’hostilité de Saakachvili envers Moscou, que ce soit à Tbilissi même, où les biens cultuels arméniens subissaient une politique agressive de géorgianisation, ou dans les provinces méridionales d’Akhalkalak et d’Akhaltsikhe. Ces régions non séparatistes où les Arméniens constituent la majorité absolue de la population étaient devenues une sorte de zone de non-droit, littéralement quadrillée par les services spéciaux géorgiens et faisant l’objet d’une politique de discrimination ethnique certaine. Plusieurs leaders arméniens y avaient été arbitrairement emprisonnés et Tbilissi y menait une politique déstabilisatrice d’implantation de Turcs meskhètes.
Il semblerait désormais que ces pratiques relèvent du passé comme l’attestent plusieurs déclarations d’Ivanishvili, la signature effective d’un accord de coopération culturelle arméno-géorgien, le règlement de questions afférentes à la délimitation des frontières entre les deux pays et surtout, début 2013, la libération par la Géorgie du prisonnier politique Vahakn Tchakhakyan.
Au-delà de l’Arménie d’ailleurs, il est clair que le retour plus ou contraint et plus ou total de la Géorgie dans la sphère d’influence russe déborde largement le petit cercle des préoccupations caucasiennes. On peut par exemple estimer que les récents développements économiques irano-géorgiens ou la réactivation d’une ancienne voie de chemin de fer entre la Russie, la Géorgie et l’Arménie participent d’une stratégie russe globale visant à affermir un axe Nord-sud allant jusqu’à Téhéran, au détriment de l’axe Est-Ouest jusqu’à présent privilégié par Tbilissi.
Vers une Pax Russianica ?
Bref avec l’ensemble de ces éléments, il est facile de penser que le Caucase du Sud s’oriente vers une « pax rusianica » et que, conformément aux fondamentaux politiques qui y président, les citoyens de ces pays y gagnent en stabilité et en sécurité ce qu’ils y perdent en liberté et en égalité de droit.
Jusqu’où pourra aller ce processus ? Assez loin sans doute : la région n’intéresse plus trop les Etats-Unis, si ce n’est dans leur stratégie contre l’Iran, et l’Europe apparaît comme trop versatile ou pusillanime dans ses velléités régionales : Certes, on peut objectivement considérer que la Politique de Voisinage et le Partenariat oriental promus par Bruxelles ont largement favorisé des pratiques plus saines de gouvernance au sein d’Etats où les mœurs démocratiques étaient encore peu établis. Mais, il est à craindre que la politique ultralibérale de la Commission – et la crise subséquente de l’Union européenne – soient finalement devenues ensemble bien peu incitatives pour de petits Etats déjà fragiles économiquement et par ailleurs très attachés à leurs identités nationales respectives. Et corrélativement, ils pourraient bien considérer de manière critique des politiques européennes perçues comme des élargissements de seconde zone où ils subiraient des contraintes et une concurrence économiques accrues sans avoir voix au chapitre.
Ceci dit, la reconstitution, même informelle, de l’Empire russe n’est pas sans danger que ce soit pour l’une ou pour l’autre des trois républiques. C’est bien sûr le cas pour la Géorgie déjà amputée qui pourrait bien ne jamais recouvrer ses territoires perdus. Mais c’est également le cas pour l’Arménie et l’Azerbaïdjan que Moscou pourrait avoir intérêt à reconfigurer y compris territorialement, en fonctions de ses propres préoccupations. L’Azerbaïdjan par exemple pourrait faire l’objet d’un deal entre la Russie et l’Iran qui aboutisse à son total démembrement sur fond de considérations pétrolières et gazières. Et si l’Arménie pourrait hypothétiquement y recouvrer des territoires anciennement perdus – tel le Nakhitchevan – elle pourrait aussi et surtout en perdre. Quelle importance aura pour Moscou le maintien d’un Karabagh indépendant une fois l’Azerbaïdjan rentré dans le giron russe ? N’oublions pas que l’eurasisme que tente actuellement de promouvoir la Russie a toujours comporté une déclinaison touranienne, qui fut par exemple incarnée par le mouvement prométhéen. La perte par l’Arménie du Nakhitchevan et du Karabagh lors de la constitution de l’Union soviétique releva pour beaucoup des tentatives bolchéviques de se concilier les Turcs en Asie mineure et les turcomans au sein de l’Empire russe. Ces lignes de force existent toujours et, avant que d’adhérer ou de se rapprocher de l’Union eurasienne, les républiques caucasiennes seraient bien inspirer de vérifier la conception qu’en a exactement Moscou.
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