Istanbul: tract comparant Erdogan à Hitler |
L’autoritarisme islamique turc ne fait plus politiquement recette
Certes et comme prévu, le régime, assis sur une large représentativité populaire, a repris la main et Erdogan peut faire mine de pavoiser. Il n’empêche que, sur tous les fronts, le régime a sérieusement pâti de sa propre brutalité. Selon un sondage récent conduit en Turquie, l’AKP au pouvoir s’est aliéné à peu près la moitié de la population tandis que 37% des sondés attribuent à Erdogan lui-même la responsabilité de la crise. De manière tout à fait significative, 46% des personnes interrogés ont désormais « peur de donner leur opinion » sur la question.
En termes de politique extérieure, le « modèle turc » tant vanté ne fait plus recette : le fait que le roi du Maroc n’ait pas reçu le Premier ministre turc lors de sa visite écourtée de début juin en dit long sur un échec plus large. A l’instar de ses velléités caucasiennes ou balkaniques, les ambitions arabes de la Turquie semblent désormais surdimensionnées au regard de son influence réelle dans la région. Les derniers trépignements de Davutoglu, le Ministre des affaires étrangères, mis devant le fait accompli du coup d’Etat égyptien ne constituent rien d’autre qu’un aveu d’impuissance, si ce n’est l’exsudation d’une peur un peu irrationnelle de la survenue d’un scénario similaire en Turquie. Mais c’est bien sûr la dernière rebuffade de l’Union européenne qui a constitué la sanction la plus patente de la répression akpiste. Certes, le Conseil européen a finalement décidé de ne pas bloquer ouvertement le processus. Mais, sous l’influence de Berlin et de La Haye, l’ouverture hypothétique du chapitre de l’Acquis communautaire sur la coopération régionale à été repoussée à la rentrée, et encore après un rapport à venir de la Commission sur les réformes et les droits de l’Homme en Turquie. D’ici là, l’eau peut d’autant plus couler sous les ponts que de plus en plus d’eurodéputés élèvent leur voix pour mettre un terme à cette mascarade.
Mais l’Union européenne offre ses citoyens à la police turque
On pourrait donc penser que les réticences politiques de l’Union européenne face à l’Etat répressif turc s’accompagnent d’égales réticences en termes de coopération judiciaire et policière. Or il semble que les récriminations de façade des autorités européennes ne se soient accompagné d’aucune mesure concrète limitant la coopération pénale avec Ankara.
Bien au contraire, celle-ci se porte comme un charme : c’est avec un sens peu commun de l’à-propos que, ce 17 mai, Europol – la structure assurant la coopération policière des Etats-membres de l’Union – a publié sur son site le texte d’un « accord sur la coopération entre le bureau de police européen et la République de Turquie ». Ce document, faisant apparemment suite à un antique accord entre le Conseil de l’Union européenne et la Turquie (néanmoins relancé par le Conseil en Juin 2012), poursuit officiellement le noble objectif de lutter contre des « formes sérieuses de criminalité internationale ». Il prévoit notamment des « échanges d’informations techniques et stratégiques d’intérêt mutuel », et toute sorte de séminaires et d’entraînements communs qui permettront assurément aux policiers turcs d’assurer l’actuelle répression avec plus de savoir et de savoir-faire. Mieux encore, dans son chapitre traitant de « l’exécution des requêtes », l’accord prévoit que « la partie requérante prendra toutes les mesures nécessaires pour assurer une exécution rapide et complète de la requête » et qu’elle « notifiera immédiatement toute circonstance qui empêcherait ou retarderait considérablement son exécution ».
On peut donc légitimement craindre qu’un tel accord transforme rapidement Europol en force supplétive de la police turque en Europe et permette à Ankara d’y faire régner sa loi. Certes, l’accord en question prend bien soin de stipuler qu’il « n’autorise pas la transmission de données relatives à des individus identifiées ou identifiables ». On remarquera cependant que cette réserve n’est absolument pas due à quelque scrupule éthique lié à la nature de l’Etat turc mais simplement au fait que celui-ci ne s’est pas encore doté d’une loi formelle sur la protection des données. Et on mesurera toute la fragilité de cette réserve lorsqu’on lit dans sa dernière résolution, qu’avec empressement, le Parlement européen – censé représenter et défendre le citoyen de l’Union – « demande à la Turquie d'adopter une loi sur la protection des données, de sorte qu'un accord de coopération puisse être conclu avec Europol et que la coopération judiciaire avec Eurojust ainsi qu'avec les États membres de l'Union européenne puisse se poursuivre » et « estime que le détachement d'un agent de police de liaison auprès d'Europol contribuerait à améliorer la coopération bilatérale ». Il paraît qu’autrefois La Boétie a écrit un discours mémorable sur la servitude volontaire….
Les Etats européens suivent les consignes de Bruxelles qui obéit à Ankara
Au même paragraphe 55 de cette résolution, le Parlement européen « demande aux États membres, en étroite coordination avec […] Europol, de renforcer la coopération avec la Turquie dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée ». Car il est vrai qu’en matière de droit pénal, et plus largement en matière de « liberté, de sécurité et de justice », Bruxelles partage sa compétence avec celle des Etats-membres à travers ce que l’on appelait avant le Traité de Lisbonne (2007) le Troisième Pilier. Pour parler clairement, les décisions y sont adoptées selon une procédure de codécision du Parlement européen et du Conseil votant à la majorité qualifiée. Les Etats ont donc leur mot à dire et, en matière de coopération policière avec la Turquie, ce mot est souvent un grand « oui, encore ».
Ainsi, en janvier dernier, la Belgique a fièrement annoncé le renforcement de sa coopération judiciaire et policière avec la Turquie. Signe de l’importance accordée par le Royaume à cet évènement, la signature de l’accord s’est tenu au Palais d’Egmont en présence de Didier Reynders, ministre des Affaires étrangères, Annemie Turtelboom, Ministre de la Justice et Joëlle Milquet, Ministre de l’Intérieur et de leurs homologues turcs. Un accord qui semble avoir eu des conséquences immédiates comme l’atteste la dernière mésaventure vécue par un citoyen belge, Bahar Kimyongür.
Aujourd’hui Bahar Kimyongür ; demain Pierre Dupont ?
Bahar Kimyongür est directeur bruxellois de l'Institut international pour la paix, la justice et les droits de l'homme. Mais il présente plusieurs caractéristiques qui – mises bout à bout – font de lui un terroriste aux seuls yeux de l’Etat turc. C’est en effet un activiste de gauche et, quand bien même il est né en Belgique et a toujours été citoyen belge, sa famille est originaire de Turquie.
Ayant par le passé tracté pour le DHKP-C, une formation marxiste-léniniste, et manifesté contre la venue d’un ministre turc au Parlement européen, il fut littéralement piégé en 2006. Alors parti assisté à une conférence aux Pays-Bas, il fut arrêté par la police néerlandaise et menacé d’extradition en Turquie. A l’époque déjà, les mouvements gauchistes avaient soupçonné les autorités belges – qui ne peuvent légalement pas extrader un de leurs propres ressortissants – d’avoir monté un coup pour sous-traiter l’affaire à leurs homologues néerlandais. La presse avait rapporté les propos cyniques et désinvoltes du ministre de la Justice de l’époque, Laurette Onkelinx, qui avait déclaré que M. Kimyongür, « a choisi de se rendre en Hollande, permettez-moi de noter que personne ne l’a obligé ». On aurait pu espérer que les charges fantaisistes imaginées par la Turquie et relayées par l’exécutif belge contre M. Kimyongür aient depuis lors été levées puisque l’affaire se termina, en 2010, par un lamentable fiasco judiciaire après que la Turquie seule se soit acharnée à porter l’affaire en troisième cassation.
Eh bien non ! Parti paisiblement en famille visiter la mosquée de Cordoue ce 17 juin, M. Kimyongür s’est vu brutalement arrêté par la police espagnole dont se demande comment elle a pu repérer un si dangereux activiste sans indications tierces. Et c’est à nouveau d’extradition vers la Turquie que fut menacé ce citoyen européen. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’Ankara – qui était pourtant fort occupé à réprimer ses propres citoyens – avait néanmoins secrètement et très opportunément relancé auprès d’Interpol le mandat d’arrêt international le concernant. M. Kimyongür n’a finalement pu être libéré sous caution qu’après une très forte mobilisation de ses sympathisants et après qu’ils aient notamment révélé et les rencontres de Mme Milquet – celle-là même qui a signé le renforcement de la coopération policière avec la Turquie en janvier – avec un responsable du renseignement turc, et ses propos laudateurs sur le « démocrate » Erdogan, en pleine répression du parc Gezi. On peut rester dubitatif quant aux dénégations de l’intéressée, confrontée aux accusations de M. Kimyongür, lorsqu’on sait qu’elle fréquentait volontiers voici dix ans des représentants d’organisations belgo-turques d’extrême-droite qui, eux, ne risquent apparemment pas d’être extradés.
Moi président, ça sera comme avant ?
La France est-elle à l’abri de tels cas de figure ? Rien n’est moins sûr. Le 7 octobre 2011, un accord de coopération policière, signé par Claude Guéant à Ankara, prévoit dans le droit fil des lignes directrices européennes « de renforcer la coopération policière technique et opérationnelle entre la France et la Turquie, en particulier dans les domaines de la lutte contre le terrorisme, l'immigration irrégulière et le trafic de stupéfiants ». Bien que datant de la précédente législature, cet accord a été repris à son compte par l’actuel gouvernement puisque, le 1er août 2012, Laurent Fabius a déposé à la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée nationale Un projet de loi portant sur la « coopération avec la Turquie dans le domaine de la sécurité intérieure ».
Le Législateur hésitera peut-être à ratifier un tel accord aux vues des derniers exploits de la police turque sur la place Taksim. Au demeurant, l’étude d’impact du ministère des Affaires étrangères prend bien soin de noter que « l’article 2 contient par ailleurs une clause de sauvegarde permettant à chacune des parties de rejeter une demande de coopération si elle l’estime susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne, à la souveraineté, à la sécurité ou à l’ordre public de son Etat », que « la Turquie n’étant pas membre de l’Union européenne, elle ne peut se voir transférer des données à caractère personnel que si elle assure un niveau de protection suffisant de la vie privée et des libertés et droits fondamentaux des personnes […] » et que « la CNIL estime que la Turquie ne dispose pas d’une législation adéquate en matière de protection des données à caractère personne ».
Mais on peut craindre que ces finasseries soient finalement bien peu gênantes et que, loi adoptée ou pas, les pratiques de coopération policière demeurent et s’amplifient puisque l’étude révèle que ledit accord a « pour principal objectif d’officialiser des échanges déjà réguliers entre les différents services de police. L’échange portera sur des méthodes de travail, des stratégies de lutte contre la criminalité, des analyses des phénomènes criminels, des échanges de bonnes pratiques. ».
Intelligence-led policing
En vérité, les principales victimes de ces différents accords entre l’Union européenne, ses Etats-membres et la Turquie sont actuellement les militants kurdes, du PKK ou considérés comme tels par Ankara. L’arrestation en octobre 2012 par le SDAT d’un responsable du Congrès National du Kurdistan à Paris, alors qu’il était pourtant en liaison avec d’autres services français témoigne selon les Kurdes d’un alignement progressif de Paris sur les desiderata d’Ankara et notamment sur sa politique d’amalgame ethnique. Désormais, En Europe comme en Turquie, il suffirait d’être Kurde pour être coupable ; ou pour être exécuté comme l’atteste l’assassinat en plein Paris de trois militantes – dont une responsable historique – du PKK, largement relaté par la presse.
Outre que la limitation de cette politique aux Kurdes n’excuse rien, elle est aussi bien arbitraire et bien fragile comme le montre belge de M. Kimyongür qui n’est ni turc, ni kurde. Qui nous dit que demain elle ne sera pas employée contre des citoyens turcs ayant fui en Europe la répression qu’ils subissent actuellement dans leur pays ? Et qui nous dit qu’elle ne sera pas aussi employée contre n’importe quel individu ayant simplement une opinion hostile ou même simplement critique envers l’Etat turc ? Dans un article d’une grande lucidité, le chercheur Etienne Copeaux a souligné toute l’illégitimité – sinon l’illégalité – de ces pratiques relevant de l’intelligence-led policing où « l'absence d'infraction ou de délit n'empêche pas la surveillance et l'arrestation, ni même éventuellement la condamnation, puisque les comportements induisent, aux yeux des juges, la possibilité virtuelle de commettre une infraction ».
Evoquant le sort de militants du DHKP-C arrêtés à Paris, Etienne Copeaux note que « leur procès s'est déroulé comme il se serait déroulé en Turquie : l'absence d'infraction n'ayant aucune importance, il suffisait pour le tribunal de pouvoir établir un soupçon d'appartenance induisant une ‘intention’ de nuire à un Etat étranger. Ainsi le danger est là, chez nous. Il ne concerne d'ailleurs pas seulement les exilés et réfugiés : des Français sympathisants auraient pu être inculpés également. Ce qui est arrivé à des journalistes ou chercheurs turcs pourrait très bien menacer également la liberté de la recherche en France » pour conclure que « l'extrême-droite turque, qui a beaucoup plus de sang sur les mains que l'extrême-gauche, n'est pas considérée comme un mouvement terroriste ; cela nous indique le sens dans lequel vont les choses, en Europe aussi bien qu'en Turquie. »
En clair, en l’absence d’une vigoureuse réaction citoyenne, l’Union européenne et ses Etats-membres s’apprêtent « en toute beauté et en toute jeunesse », à soumettre leurs propres citoyens à la volonté politique, généralement autoritaire et ultranationaliste, d’un Etat étranger.
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