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Sous le signe des Dioscures

Castor et Pollux
Dans un article précédent, j’ai commenté l’actuelle évolution de la morale par laquelle les représentants contemporains de la postmodernité semblent vouloir effacer la parole occidentale pour faire leur n’importe quelle autre source de légitimité traditionnelle ou reconstruite, pourvu qu’elle n’émane pas de l’Europe. Cette phase de la postmodernité fait logiquement suite à la précédente, celle où les fers de lance du mouvement – les Deleuze et autres Derrida – déconstruisirent avec tant d’ardeur les œuvres de la pensée en générale, et tout particulièrement celle de la pensée occidentale moderne. Comme souvent, les entreprises de destruction réservent leur plus grand fanatisme aux idoles qu’elles ont tant adorées précédemment. 

Au premier abord, il pourrait sembler curieux que les apôtres de ce mouvement destructeur n’aient jamais songé à l’associer à quelque figure tutélaire sous le patronage de laquelle ils auraient pu le poursuivre tout en lui conférant une antique légitimité ou, mieux, un simulacre de rationalité. Mais à la réflexion, il est bien normal qu’un mouvement récusant l’héritage occidental et ses formes ne se soit jamais placé que sous le patronage innommé du chaos et du néant. Seuls finalement ses détracteurs auraient pu le faire et certains réactionnaires s’y sont-ils peut-être même essayés. 

On sait que Nietzsche considérait la naissance de la tragédie comme l’effort désespéré fait par le logos européen pour contenir l’hubris asiatique, pour recouvrir du masque de la raison les affects et les pulsions les plus profondes et les moins raisonnables. Freud, paraît-il, ne voulait pas lire Nietzsche de peur que celui-ci ait découvert avant lui les ressorts profonds de l’âme humaine. Et effectivement, pour qui fait le voyage de Delphes, c’est un choc de découvrir que sous le temple d’Apollon, on trouve une crypte qui servit d’antique sanctuaire de Dionysos. 

Dionysos, Apollon, Prométhée 

Dionysos et Apollon sont sans conteste les deux figures qui formèrent la pensée occidentale – son repoussoir d’une part et son fallacieux miroir de l’autre. Au Cernunnos des Gaulois – à l’antique dieu cornu palpitant de vie, d’assomptions viriles et de fécondité débordante, le platonisme puis la chrétienté opposèrent la marmoréenne mais mortifère beauté de la transcendance, d’un apollinisme souvent trop empreint de pureté pour se commettre seul dans les tâches corruptrices de l’enfantement. 

C’est donc de l’opposition dialectique entre Apollon l’ouranien et Dionysos le chtonien que naquit la modernité européenne, progéniture culturelle – c’est-à-dire littéralement contre-nature – qui s’incarne sans conteste dans la figure de Prométhée. Mais Prométhée, Titan déchu que n’ont jamais célébré ni les rites chamaniques, ni les hymnes sacerdotaux, était maudit dès sa naissance : pour avoir volé le feu de la connaissance, il fut enchaîné au Caucase où un rapace venait quotidiennement lui déchirer les entrailles. Quelle plus dramatique allégorie du fol orgueil humain que ce mythe où le dévoilement des secrets de l’Olympe est payé par l’immersion brutale dans la plus violente matérialité et ses excès destructeurs ? Comment ne pas lire dans cette parabole la terrible punition de 1914 où l’Homme occidental agonit sur le céleste commandement de Zeus et sous les fers terrestres d’Héphaïstos ? 

Le traumatisme était là qui détourna nos postmodernes, et de la Science idolâtrée, et des dieux désormais hostiles, et d’une terre elle-aussi abandonnée depuis que Dionysos fut lui aussi admis en des cieux empyrées. 

Castor et Pollux 

Que nous reste-t-il alors s’il fallait encore placer nos esprits et nos mœurs sous les auspices de quelques figures tutélaires ? Et bien, je serais personnellement tenté de proposer Castor et Pollux. Non pas tellement pour leurs talents respectifs de divinités agrestes, ceux de dompteur de chevaux et de champion de lutte si chers au petit peuple romain mais bien comme les symboles tragiques de la prospérité sans éclat et de la confusion. 

Disparus dès avant l’épopée de Troie, Castor et Pollux n’avaient pas démérité pourtant mais ils étaient dès le départ destinés à l’ambigüité, voire à l’insignifiance. Nés de Léda, fécondée par Zeus métamorphosé en cygne comme par son légitime époux, Castor et Pollux naquirent du même œuf mais non pas du même père : le premier était un simple mortel tandis que le second était d’ascendance divine. Bien qu’ils s’illustrèrent dans diverses aventures, leur épopée pris fin dans au cours d’un épisode peu glorieux d’affaires maquignonnes sur fond de tromperie et d’adultère. Comme dans une banale comédie paysanne, Ida légitime propriétaire d’un troupeau volé par le mortel Castor qui lui avait déjà ravi sa fiancée, tua celui-ci dans sa cachette. L’immortel Pollux qui ne pouvait se résoudre à se séparer de son défunt jumeau requit et obtint de Zeus sont père que Castor et lui continueraient de vivre ensemble, alternativement six mois sur terre et six mois aux Enfers. 

Ces divinités furent certes populaires en leur temps mais, avec le recul que permet notre temps, comment ne pas voir dans leur destin l’allégorie de la médiocrité et, peut-être, le symbole de notre époque. Nous n’aspirons plus à la transcendance pas plus que les Dioscures ne furent éligibles à la gloire ou à l’Olympe et, à l’instar de leur sort final, nos enfers actuels sont également tempérés par de bien terrestres réconforts. Ce n’est sans doute pas par hasard que les Grecs considéraient Castor et Pollux comme les dieux de l’hospitalité et de la longévité mais aussi des jeux gymniques. Culte du corps, religion du bien-être, hantise de la vieillesse, les Dioscures représentent finalement le désir de confort et d’entre-soi, le refus de la douleur et de la misère dans un douillet cocooning, l’aspiration à un éternel retour, à une vision cyclique des temps, sans début et sans fin, sans visée et surtout sans téléologie. 

Le règne de la contingence et de l’ambigüité 

Ainsi, par cette conception du monde – la nôtre au demeurant – il n’y a plus rien de juste et nécessaire. L’antique vertu régulatrice du Dharma a disparu, faisant place à une contingence où aucun évènement ne peut désormais plus bouleverser un ordre cosmique de toute façon aboli. Les Dioscures qui ne purent s’arracher à la vie terrestre sont la transposition grecque des Ashvins indo-européens. A leur instar, ils représentent la matérialité prospère qui accompagnait plus qu’elle ne s’opposait à ceux qui prient et à ceux qui combattent. Mais la mort des dieux régulateurs, idoine de la disparition de toute aristocratie sacerdotale ou guerrière, a laissé aux Ashvins un pouvoir supérieur auquel leur statut de Tiers-Etat divin ne saurait conférer de sens. 

Reste donc la contingence dans le chaos des évènements. Reste l’ambigüité également car les divins jumeaux, allant par deux sans plus de nécessité que celle dont ils personnifient l’absence, symbolisent aussi la confusion du même à l’autre. Ils s’opposent par là au principe d’identité qui distingue justement l’individu – celui qui ne peut-être divisé ni confondu. Confusion des personnes, confusion des genres, confusion des idées. L’irréductible, le particulier, l’unique ont depuis longtemps cédé la place à l’indifférencié, au transgenre et à l’hybride sous les coups d’une technicité délivrée de toute nécessité supérieure. Walter Benjamin avait raison ; Jacques Ellul aussi : Du mariage pour tous au droit de vote pour tous – pour prendre des illustrations récentes tirées de l’actualité – pouvait-on imaginer meilleure allégorie que les Dioscures pour personnifier notre temps d’immanence et de déréliction ?

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