Cet article que j'ai co-écrit avec Christian Boghos, a été publié le 24 novembre 2012 par le Huffington Post. Malheureusement, un certain nombre de liens hypertextes ont disparu lors de la publication ce qui peut nuire à ceux qui voudraient approfondir les sujets évoqués. On trouvera donc ici la version enrichie du texte.
Le 25 septembre dernier, l’Union européenne et le Conseil de l’Europe célébraient conjointement la « journée européenne des langues ». Très symptomatiquement, la page Internet de la Commission de Bruxelles dévolue à cette journée mettait en exergue un « speak-dating » d’apprentissage des langues et s’intitulait « Do you speak européen ? ». On se prend à rêver qu’elle aurait pu s’appeler « Sprechen Sie européen ?» ou « Habla usted européen ? », voire « Mówisz po européen ? ». Au bas de la page en question, un lien renvoyait sur un document portant sur les « Lessons from abroad: International review of primary languages », document britannique dont il ne semble exister qu’une version anglaise. Rarement, un évènement aura autant constitué une contradiction dans les termes que cette « journée européenne », d’ailleurs passée pour l’essentiel inaperçue.
Alors y a-t-il quelques absurdités, ou mieux un passéisme aggravé, à penser que dans un monde multipolaire le multilinguisme est une idée moderne ? Que l’anglais soit la langue des affaires, soit ! Même s’il n’est pas destiné à le rester longtemps… multipolarité oblige. Mais que l’identité d’un peuple quel qu’il soit – et dont le fondement premier est sa langue – que cette identité soit mise en recul face à ce grand mouvement d’uniformité que provoque le diktat du monolinguisme, devrait interpeller et alerter tous ceux qui croient que la force d’un peuple tient à sa diversité, que la créativité d’un groupe tient à ses multiples origines culturelles et sociales, et que la force d’une nation tient à la fois à sa langue, son histoire, sa cohésion mais aussi à sa capacité à s’ouvrir aux autres.
La langue, affaire de volonté politique
La francophonie est inaudible en France. Soupçonnée de nourrir un fantasme de repli sur le passé ou symbole de la cause perdue d’avance face à une mondialisation qui n’a qu’une langue. Et une fois pour toute, le sujet n’est pas une langue contre une autre, mais toutes les langues en même temps. Le plus étonnant reste ce manque de volonté politique, ce manque d’ambition, sans doute aussi de fierté qui entoure notre langue. Du moins en France. Le Québec et l’Afrique ont relevé le défi et se battent pour se faire entendre et résister au nivellement. L’Afrique du Sud, elle-même, souhaite désormais avoir ses écoles françaises pour mieux pénétrer les marchés émergents d’Afrique centrale. Un comble !
On le voit donc, les dommages du monolinguisme international sont protéiformes : il constitue un puissant facteur d’exclusion économique et sociale qu’on le considère d’un point de vue individuel ou collectif. Individuel car des personnes remarquables, des talents parfois même, sont systématiquement écartés de poste à responsabilité lorsqu’elles ne maîtrisent pas assez la langue de Shakespeare. L’affaire peut prendre un tournant purement idéologique dès lors que l’exigence de pratique de l’anglais est souvent déconnectée de tout besoin réel, par exemple pour des fonctions n’impliquant aucun contact international. C’est de religion qu’il s’agit : on doit savoir parler anglais comme autrefois on devait être bon chrétien et le TOEIC a remplacé le certificat de baptême. Au demeurant, on pourra s’interroger sur la valeur – morale et légale – d’un diplôme privé, de surcroit délivré par une entreprise américaine, quand le Conseil de l’Europe a pris la peine de mettre en place un « cadre européen commun de référence pour les langues » s’appuyant sur une toute autre liste d’examens officiels.
Notre langue, véhicule de notre pensée
Mais aussi et surtout, le globish constitue un formidable appauvrissement de la pensée qui procède par la réduction des concepts à leur plus grand commun dénominateur. On le sait depuis Saussure, une langue consiste à associer des signifiants arbitrairement choisis à des signifiés qui le sont tout autant. C’est de cette association que naissent la richesse des pensées nationales et leur diversité. Pour prendre deux expressions consacrées de sens proche, la common decency anglaise chère à Orwell ne se réduit pas au jus cogens latin, pas plus que le contraire, et les traducteurs savent toute la difficulté qu’il y a à véhiculer avec une traduction l’ensemble connoté des concepts qui l’accompagnent.
L’emploi inutile de l’anglais – tel qu’on le pratique parfois par snobisme dans des cénacles internationaux pourtant dûment pourvus d’interprètes – conduit au pire à son inintelligibilité : un diplomate britannique a ainsi pu affirmer non sans humour que « l’anglais international, pour nous aussi c’est une langue étrangère » ! Au mieux cependant, il aboutit souvent à l’expression d’une réflexion altérée et filtrée au prisme de la pensée dominante.
Cette réalité n’est pas anodine : La communauté internationale a pu délivrer des certificats de respectabilité à d’authentiques autocrates au seul motif qu’ils avaient été formés dans des institutions anglo-américaines et qu’ils pratiquaient bien – non seulement la langue – mais aussi le langage dominant. Et, réciproquement, malheur à ceux qui s’expriment dans des idiomes perçus comme vecteur d’une pensée étrangère sinon hostile !
Des institutions européennes étrangères aux européens
D’autre part, et pour revenir au monde européen des affaires, ce monolinguisme constitue un véritable frein à l’intégration de notre continent et à sa dynamique économique. Que penser des appels d’offres « internationaux » rédigés exclusivement en anglais et de la capacité des PME autres qu’anglo-saxonnes à y répondre ? Peut-on imaginer distorsion plus flagrante de la concurrence que celle représentée par ces sites de la Commission européenne où tous les documents – et singulièrement les appels à projets – n’existent qu’en anglais et où les réponses sont également exigées dans cette langue. Peut-on réellement espérer construire l’Europe des entreprises sur cette base ? Plus encore, peut-on réellement espérer ainsi réduire la fracture croissante entre des citoyens européens et une Commission qui ne parle pas leurs langues ; une Commission littéralement perçue par beaucoup comme étrangère. Non bien évidemment et c’est à juste titre que le médiateur européen a récemment critiqué cet état de fait.
Pourtant des solutions existent. Certes, on ne peut humainement exiger des administrations centrales qu’elles pratiquent toutes les sabirs de la terre. Mais depuis des années déjà, le Conseil de l’Europe a élaborée une Charte des langues minoritaires et régionales ratifiée par 16 des 27 Etats de l’Union européenne ; Une Union qui a par ailleurs inscrit dans l’article 22 de la Charte européenne des droits fondamentaux son « respect de la diversité culturelle, religieuse et linguistique », une charte qui stipule par ailleurs que « toute personne peut s'adresser aux institutions de l'Union dans une des langues des traités et doit recevoir une réponse dans la même langue » (article 41). Il serait temps de traduire ces engagements en termes de politiques concrètes si l’on veut sortir du domaine de l’incantation et des vœux pieux. Nous pensons par exemple que l’intercompréhension, une pratique qui fait déjà l’objet de programmes européens, pourrait bénéficier d’un soutien moins confidentiel de l’Union et de déclinaisons qui, en termes de programmes éducatifs au sein des Etats membres de l’Union, pourrait avantageusement compléter le « tout-anglais ».
Nous sommes convaincus que, pour chacun d’entre nous, notre langue et le véhicule de notre pensée et que la diversité des modes de réflexion et des univers culturels associés constituent tout autant la chance spécifique de l’Europe que, en termes quasi-darwinien, son assurance-vie face aux hégémonies possibles de puissances tierces. Après tout, notre devise est bien d’être « unis dans la diversité ». Mettons-la en pratique.
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