Accéder au contenu principal

Kessab en Syrie: le prochain massacre ?

Cette tribune de Mihran Amtablian a été publiée par le Huffington Post dans une version écourtée vendredi 26 octobre. Avec l'aimable accord de l'auteur, Eurotopie vous en offre ici la version complète. 

L’église arménienne de Kessab  -  Photo Kashekian
« Ce que nous souhaitons tous de manière extrêmement claire, c'est que, à la guerre confessionnelle qui existe en Syrie, qui a déjà fait plus de 30.000 morts, qui est donc une catastrophe, ne s'ajoute pas en plus un conflit entre la Syrie et ses voisins, singulièrement la Turquie. » Ce sont là les paroles que Monsieur Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, a prononcées lors de sa conférence de presse du 15 octobre à l’issue du conseil des ministres de l‘Union Européenne. 

On peut s’étonner que le conflit syrien soit réduit par notre ministre à sa simple dimension confessionnelle qui, cependant, existe bel et bien. Car enfin, comme pour le colonel Kadhafi, il a été décidé de se débarrasser de Monsieur Bachar Al-Assad pour des raisons politiques. Par qui ? A minima par les « puissances » locales de l’islam sunnite militant que sont le Qatar (encore lui) et l’Arabie Saoudite wahhabite. Elles ont vu dans la vague de contestation partie de Tunisie, une bonne occasion de se débarrasser tout à la fois d’un régime laïc, celui du parti Baas syrien, et d’un pouvoir totalitaire aux mains d’une branche concurrente de l’islam : le chiisme particulier des Alaouites. L’occasion était également bonne pour l’Occident qui voyait là une possibilité majeure d’affaiblir l’influence de l’Iran dans le cadre de la politique que l’on sait à l’égard de ce pays. Dès lors, on peut raisonnablement se poser la question de savoir où la décision inavouée de se débarrasser de Bachar Al-Assad a été prise : A Washington, au siège de l’Otan à Bruxelles, à Jérusalem, à Ankara, à Ryad ou à Doha ? 

Localement confessionnelle, internationalement politique. Peu importe, dès lors que les intérêts objectifs de tous convergent d’une manière si forte. Le constat est que c’est la curée politique. Justifiée, du moins côté occidental, au nom de la libération d’un régime incontestablement totalitaire et au nom de considérations humanitaires. Il est vrai aussi que la répression sanglante (c’est un euphémisme) de Bachar Al-Assad rend légitime le changement de régime. Au vu de ce qui s’est fait en Tunisie, en Lybie et en Egypte, cela ne saurait dispenser de s’interroger sur les faits en cours et sur l’après changement. 

Il semble bien que Monsieur Laurent Fabius, qui est mieux renseigné que nous, ait aussi quelques doutes quant « aux forces du futur » qui, aujourd’hui, ne font pas de prisonniers… comme les militaires du régime. C’est ainsi que dans la même conférence de presse, il affirme : « … notre ligne directrice est : «cessez les massacres» ; c'est la toute première priorité. Il est extrêmement important que les différentes communautés, la communauté chrétienne, la communauté alaouite et les autres communautés, voient leurs droits respectés. C'est comme cela que l'on doit parler de la Syrie du futur. » On veut l’espérer très fort. 

Il ne semble pas que ce soit là la conception des turkmènes qui entourent la ville de Kessab. 

Jusqu’à un passé récent Kessab était un village exclusivement chrétien habités par des Arméniens. Rescapés du génocide des Arméniens de Turquie, ils s’étaient établis en deçà de la frontière turque lorsque la Syrie était en 1920 sous mandat français. Comme tous les chrétiens du pays, ils ont prospéré sous ce mandat, puis en bénéficiant du caractère laïc de l’Etat syrien qui a contenu la poussée islamiste au grand dam des wahhabites de Ryad et de Doha. Ce qui explique les doutes des chrétiens, sinon leur opposition, à la « révolution » en cours. Depuis bientôt une vingtaine d’années, Kessab a vu l’implantation d’une population arabe musulmane plutôt aisée cherchant à bénéficier des avantages du site : fraicheur de la montagne et proximité de la mer. 

Dans son reportage publié le 16 octobre, Lewis Roth, l’envoyé spécial du Monde dans le djebel turkmène, rapporte un message inquiétant de Kessab. Nous apprenons que la région frontalière de la Turquie est maintenant tenue par la rébellion qui s’appèterait à attaquer Kessab encore sous contrôle de l’armée de Bachar Al-Assad. Lewis Roth rapporte les propos du combattant turkmène Abou Moustapha : " Si on le prend, on aura accès à la mer et on disposera d'un passage officiel avec la Turquie. On pourra faire venir des armes Je préviens nos frères arméniens à Kassab : qu'ils partent avant l'offensive de l'Armée libre, sinon ils vont avoir des pertes civiles et encore se plaindre d'un génocide perpétré par des Turcs.

L’église arménienne de Kessab - Photo Kashekian 

Cent ans après le génocide des Arméniens de Turquie, on reste interloqué par le cynisme et l’ironie malsaine de ces paroles, sidéré par cet ordre péremptoire de quitter sa terre natale encore une fois sous la menace suprême, abasourdi par l’hypocrisie de cette « fraternité a la turca », ataturquiste en quelque sorte, qui n’est bien sûr pas celle de notre République française. Le même Abou Moustapha ne manque pas de préciser : "A chaque fois qu'on entre dans un village alaouite, nous prenons garde à ne faire de mal à personne". La discrimination est on ne peut plus claire. Il y a bien une attitude « spéciale » de ces Turcs à l’égard des Arméniens comme il y en a une spéciale des racistes antisémites à l’égard des Juifs. Cent ans après le génocide de 1915, comment est-ce possible ? Cent ans passés et rien n’a changé dans les têtes. 

Mais aussi comment s’en étonner quand le premier ministre islamiste de Turquie, Monsieur Recep Tayyip Erdogan, est viscéralement cramponné à la négation de ce crime contre l’Humanité, mentalement ancré dans la logique de son génocide impuni. Comment peut-il ne pas faire d’émules hyper-nationalistes. Un autre combattant turkmène de l’Armée Syrienne Libre s’en inspire et s’écrit : «Ici, c'est déjà la Turquie. Si Bachar vient nous chercher, il trouvera Erdogan pour nous protéger. Vive Erdogan ! Sans la Turquie, nous serions tous morts ici. ». S’agit-il de libérer la Syrie ou d’étendre la Turquie ? On n’ose penser à un conflit direct avec Ankara. Les chypriotes grecs en savent quelques choses. Comme l’écrit Lewis Roth, ces paroles font froid dans le dos. On s’étonne que notre ministre des affaires étrangères envisage, sans l’exclure, l’entrée en guerre directe de notre « alliée» turc dans l’Otan. Cela fait-il partie des options d’élimination plus rapide de Bachar Al-Assad ? 

Comment Laurent Fabius, qui soutient on ne peut plus l’ASL, envisage-t-il de protéger la population arménienne de Kessab et les autres chrétiens et minorités ? Il ne suffit pas de l’affirmer dans les conférences de presse internationales. Il faut expliquer comment. Il faut donner des assurances. De façon crédible. La libération des populations syriennes du joug totalitaire mérite d’être servie par des troupes de libération exemplaires. Entre turkmènes, djihadistes et autres mercenaires, elles sont, hélas, tellement disparates que bien de ses parties sont douteuses. Savons-nous bien quelle rébellion nous soutenons ? Quelle Syrie future avons-nous réveillée ? La prudence s’impose. 

Le massacre des Arméniens de Kessab et des autres minorités, chrétiennes ou non, est déjà dans la tête de certains combattants. S’il devait passer dans la réalité, qui en sera coupable ? Qui en sera responsable ? Qui en sera comptable ? Mais surtout qui peut l’empêcher ? Sa prévention, dans la tête de qui est-elle ? 

La défense de nos valeurs dont se revendique notre ministre, dont nous nous revendiquons, celle d’une vraie liberté, d’une vraie fraternité, d’un vrai changement, appelle peut-être une vision plus critique des réalités du terrain, une analyse plus profonde, une exigence politique plus forte. La défense de nos intérêts politiques aussi. 

Il est urgent de déposer nos idées simples pour mieux appréhender cet Orient compliqué. 

Commentaires