Cet article constitue la version longue d'une tribune publiée sur le Huffington Post. Les deux versions ont été rédigées avant ma lecture de langue fantôme, l'essai polémique de Richard Millet. J'ai depuis lors lu cet essai et j'y vois, par la similitude même des termes employés, la confirmation de mon analyse. Le simple fait que les exigences éditoriales de simplification de la pensée posées par le Huffington Post m'aient conduit à lui fournir une version moins recherchée du texte constitue une autre illustration - bien évidemment toute proportion gardée - de l'exemple pris par Millet de la réécriture du Nom de la Rose par Umberto Eco.
Ces derniers jours, l’actualité a illustré de manière saisissante l’évolution par laquelle l’Europe semble abdiquer les principes qui, il y a peu encore, servaient de fondement à sa morale postmoderne. Nous ne tolérons plus aujourd’hui nos prétentions d’hier à expliquer le monde, encore moins à le justifier, mais nous accordons au contraire tous les égards, et toutes les excuses, à des sources de légitimité qui nous sont extérieures.
Ces derniers jours, l’actualité a illustré de manière saisissante l’évolution par laquelle l’Europe semble abdiquer les principes qui, il y a peu encore, servaient de fondement à sa morale postmoderne. Nous ne tolérons plus aujourd’hui nos prétentions d’hier à expliquer le monde, encore moins à le justifier, mais nous accordons au contraire tous les égards, et toutes les excuses, à des sources de légitimité qui nous sont extérieures.
Si elle ne représente aucunement le premier des avatars de la pensée occidentale, cette infirmation de soi en constitue néanmoins une évolution inédite. Par le pouvoir du logos, la pensée européenne – qu’elle ait été païenne ou chrétienne – avait soumis le cosmos entier à sa mesure. La déconstruction opérée depuis a constitué un retournement jugé suicidaire par les critiques de la modernité en ce qu’il n’a rien épargné, ni les mœurs des groupes humains les plus distants, ni nos propres temples et nos propres vaches sacrées : nos institutions, notre culture, nos modes de vie.
Il semble que cette déconstruction ait constitué le prélude à la phase actuelle car détruire tous les promontoires ne laisse un monde en ruine qu’aussi longtemps que d’autres ne refondent de citadelles spirituelles. Maintenant qu’ils les bâtissent, de nouveaux tabous et de nouveaux rites – allogènes – s’imposent à nous sans que nous ne puissions plus rien leur opposer. Sans que nous le voulions même, puisque nos élites « progressistes » sont restées soumises à la tyrannie de la déconstruction. Ce qui ne va pas sans engendrer d’étranges paradoxes, ni sans créer de nouvelles lignes de fracture qu’illustrent à merveille quelques affaires récentes, et par-dessus tout l’affaire Millet.
La légitimité désormais supérieure des valeurs allogènes
Car qu’est-ce que Richard Millet et son « éloge littéraire d’Anders Breivik » si ce n’est, dans une lecture nietzschéenne, la frontale affirmation de soi, l’antique morale des « forts » personnifiée, celle vécue par Achille et chantée par Homère. Un Millet certain de la supériorité ontologique de notre civilisation ne pouvait que cracher son aversion de celles des autres, de celles des « mauvais » et plus encore de l’abâtardissement de la première par les secondes. On comprend que l’immense cohorte des « faibles » – toute pétrie de bonté multiculturelle – l’ait d’une seule voix excommunié en tant que fondamentalement « méchant » : Il faut protéger les forts des faibles nous disait l’indépassable penseur de Sils-Maria.
Néanmoins, si ces bonnes âmes avaient été simplement postmodernes, leur dénonciation aurait pris l’aspect d’une froide déconstruction rationnelle, éventuellement assortie d’une saine dérision libertaire, et non pas celle d’un anathème plein d’effroi. Et une telle déconstruction ou une telle dérision auraient pareillement dû toucher les autres sources de légitimations sacralisées : les islamistes qui menacent le droit à la caricature de Mahomet, les salafistes qui menacent les Chrétiens de Syrie ou d’Egypte, les négationnistes du génocide arménien qui exigent de pouvoir continuer à répandre leur haine en Europe.
Mais on se heurte-là à ces fameuses légitimités allogènes qu’on s’exempte de déconstruire, encore moins de dénoncer, un peu par appréhension, un peu par mièvrerie. Il est bien plus confortable de défendre la « liberté d’expression » des auteurs de « Piss Christ » face une Chrétienté de toute façon en lambeaux que celle de Charlie Hebdo face à un Islam conquérant. Il est bien plus facile et populaire de soutenir en Syrie des islamistes qui demain se retourneront contre nous que d’aider à la démocratisation d’une structure étatique perçue comme émanant de l’Occident en ce qu’elle était moderne et laïque.
Et on lit avec amertume les palinodies d’un Pierre Nora qui a tant fait pour défendre la « liberté d’expression » des négationnistes turcs en France et qui semble désormais très embêté par celle de son ami Richard Millet. On peut toujours attendre de cette élite chancelante qu’elle défende le navet de Sam Bacile sur « l’innocence des Musulmans » au nom de ladite liberté.
Dans un autre registre, tout autant signifiant sinon plus, on peut considérer avec une certaine ironie le fait qu’un Ministre de l’intérieur issu d’un parti éminemment laïc, voire anticlérical, ait récemment participé à la cérémonie de l’Iftar à l’issue du Ramadan ; Et l’on peut considérer avec la même ironie les propos pour le moins ambigus de notre Premier ministre dans l’affaire Charlie Hebdo.
Une morale en évolution
Finalement il en va de la généalogie de la morale comme de l’origine des espèces : c’est l’évolutionnisme qui y préside et, comme chacun sait, l’évolution n’est que la réponse trouvée par la nature pour s’adapter à des conditions changeantes.
Hier, les postmodernes avaient redéfini le bien, non plus en l’opposant au mauvais, non plus en l’opposant au méchant, mais en l’opposant au sacré. Etait bien, ce qui pouvait être compris objectivement. Nous étions « bons » car nous pouvions prévoir l’autre, déconstruire l’institution, démystifier le rite, justifier la victime, l’agresseur, le patron, le salarié, le dominant, le dominé et démasquer les dynamiques sociales associées. Le dépassement des valeurs traditionnelles et leur transgression étaient devenus le signe de la vertu ; le sacré, l’indiscutable, l’autorité, celui du scandale. L’adversaire conservateur – le prêtre, le mandarin, l’expert – était intérieur mais il était en déclin. C’était le progrès !
Il semblerait bien que cette morale soit désormais périmée. Ce qui est en passe de devenir le signe de la vertu, c’est notre capacité à nous rogner les ailes, notre aptitude à limiter notre puissance, à restreindre notre capacité d’opérer sur le monde. Toute légitimité est bonne, qu’elle émane de n’importe quelle tradition ou de n’importe quelle réflexion, pourvu qu’elle n’émane pas de l’Occident. L’allogène qu’il soit extérieur ou acclimaté, naturalisé, importé est en vogue et son magistère est bienvenu ; désiré même.
Ce que veulent finalement nos post-postmodernes, c’est la disparition de notre parole, celle du logos européen, c’est-à-dire la disparition de notre compréhension du monde et de ses outils méthodologiques. A les entendre, il serait souhaitable que nous devinssions les nouveaux barbares du monde à venir, c’est-à-dire littéralement ceux dont la pensée n’est plus que borborygmes. Nietzsche concluait sa généalogie en affirmant des « faibles », que « l'Homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir ». On peut désormais craindre que, pour cette élite au moins, la proposition soit à inverser.
Commentaires
Je lis régulièrement le Huff.Post, où j'ai remarqué vos articles.
Je suis effarée de lire ce que vous écrivez au sujet de la demande de simplification des textes, et je fais le lien avec le fait que notre culture disparaît sous les coups de l'islamisation d'une part, et de l'américanisation d'autre part.
Il vous intéressera peut-être de savoir ce qu'en disent des psychanalystes avec
"Le Rapport au savoir chez les psychanalystes et les philosophes.Organisateur(s) : Le collège des Bernardins nous accueille dans le cadre de « l'observatoire de la modernité », dirigé par C. Delsol et J-F. Mattéi.Responsables : Chantal Delsol, Dominique Désveaux , Michèle Dokhan CsergoLe vendredi 18 janvier 2013 de 18h00 à 22h00Lieu de déroulement : Paris Collège des Bernardins, 24 rue de Poissy - 75005 (France)Google Maps
L'organisation symbolique de la société, mise en place par la tradition judéo-chrétienne, se trouve aujourd'hui récusée, sans avoir été remplacée par une autre cohérence symbolique... etc