Seyfi Cengiz |
J'ai récemment commenté les très hypocrites "excuses" du Premier Ministre turc au sujet des massacres perpétrés par la Turquie dans la région montagneuse du Dersim en 1938. Afin d'éclairer l'identité méconnue des habitants Kizilbaches de cette région, il m'a paru utile d'exhumer une interview que j'avais réalisée de Seyfi Cengiz, le président en exil du Front de Libération du Dersim. Cette interview , était parue dans le mensuel France-Arménie en janvier 2009 sous le titre "Dersimis et Arméniens se battent pour les mêmes droits". On y lit notamment que l'identité des Dersimis a été combattus et quasiment détruite par les Turcs mais également indûment récupérée par le mouvement kurde pendant des années.
Pouvez-vous préciser pour nos lecteurs quels sont les traits spécifiques des Dersimis lorsqu’on les compare aux Turcs ou aux Kurdes ?
L’identité des Dersimis – les gens du Dersim – réside dans leur culture religieuse Kizilbache/Alevi[1] et dans l’emploi du dialecte Dimilki qu’on appelle aussi le Kirmanki ou le Zazaki. C’est ce qui les distingue principalement des Turcs et des Kurdes qui sont musulmans. On peut également mentionner leur grande proximité avec les Arméniens ainsi que l’aide qu’ils leurs ont témoignée durant les massacres.
Les Dersimis ont subi les assauts des Musulmans pendant des siècles, en fait depuis la bataille de Tchaldiran[2] (1514) qui constitua le point de départ de la question du Dersim. Depuis lors, ils ont été massacrés à de nombreuses reprises simplement parce qu’ils n’étaient pas musulmans. La plupart des peuples musulmans environnant ont été impliqués dans ces massacres aux côtés des Ottomans. C’est pourquoi les Dersimis se considèrent comme un peuple séparé de leurs voisins. Pendant des siècles, ils ont dus fermer les portes de leur région aux communautés avoisinantes et vivre en autarcie. Bien évidemment, pendant ces longues années, ils ont établis leurs propres institutions.
En terme d’ethnogenèse, le people du Dersim s’est composé à partir de différentes strates parmi lesquelles la composante linguistique des Dimilki fut primordiale. Le Dimilki n’est pas un dialecte du Kurde comme le prétendent les nationalistes kurdes. C’est un langage propre et c’est la langue principale des Dersimis. De même leurs mythes fondateurs diffèrent de ceux des Turcs et des Kurdes.
Pour le dire vite, les différences historiques, religieuses, linguistiques et culturelles entre les Dersimis et les Kurdes ou les Turcs sont grandes. Les étrangers nomment usuellement les Dersimis des « Kurdes alevis » mais c’est une erreur qui doit être corrigée. Cette appellation de Kurde alevis ne correspond ni à un facteur historique, ni à la façon dont se définit le peuple du Dersim d’après ses traditions orales.
« [notre foi] est plus d’une critique du monde établi qu’une religion. C’est une résistance à l’oppression […] masquée sous une forme religieuse. »
Quelles sont les structures sociales – religieuses ou politiques – des Dersimis ?
Si nous nous limitons au Dersim intérieur, où les faits peuvent être distingués plus clairement, l’histoire sociale du pays de la bataille de Tchaldiran à 1938 peut être classée en deux étapes : l’étape tribale puis la société de classes. Le Dersim intérieur assiégé par ses voisins musulmans a constitué une société autonome jusqu’en 1938, fondée sur les tribus et les ocak[3]. Durant cette période, les unités sociales principales étaient la tribu et la famille étendue appelée « Çe » en Kirmanki /Dimilki. C’était une société de type communautaire dans ses limites tribales. Elle était bien plus tolérante que les sociétés de l’Islam et prônait des valeurs assez humanistes et égalitaires.
Les principales tribus du Dersim sont inséparablement liées à cette période d’autonomie qui a forgé l’identité du Dersim et des Kizilbaches.
L’année 1938 a constitué un tournant avec le plan du gouvernement turc de résoudre par la force et une fois pour toute la question du Dersim. Ce fut un génocide planifié à l’avance. Le Dersim est devenu une colonie intérieure de la Turquie et est resté tel depuis lors. Il a alors été intégré dans l’économie turque de marché et est aussi devenu la cible d’une politique intensive de turquisation et d’islamisation.
La société traditionnelle du Dersim a finalement été détruite et une société de classes s’est développée dans la partie intérieure du pays. C’est la situation qui prévaut depuis 50 ans. Cependant, en dépit de tout, sa culture originale reste très vivace. Elle accorde une place centrale à l’Etre humain qui s‘exprime par exemple par des proverbes Kizilbaches tels que : « nous voyons les 72 nations à travers les mêmes yeux », « Quel que soit ce que tu désires, recherche-le à l’intérieur de toi-même, pas à la Mecque, ni à Jérusalem », « Notre kible[4] est notre humanité », « Le plus grand livre qu’on peut lire est un Etre humain ».
En fait, il s’agit plus d’une critique du monde établi que d’une religion. C’est une résistance à l’oppression et une promotion de l’égalitarisme masquées sous une forme religieuse.
Ainsi les femmes du Dersim sont plus libres que dans les sociétés environnantes. Les Kizilbaches ne pratiquent pas le namaz, ne vont pas aux mosquées, ne pratiquent pas le hadj[5], ne jeûnent pas durant le Ramadan et ne croient pas au Coran.
Y-a-t’il une diaspora de Dersimis comme pour les Arméniens ?
Il existe une diaspora dersimi significative dans presque toutes les grandes villes de Turquie et aussi en Europe – principalement en Allemagne. Ces diasporas ont leurs propres associations regroupées en fédérations dersimis comme le TUDEF (La Fédération des communautés de Tunceli) en Turquie ou la FDG (La Fédération européenne des communautés du Dersim) en Europe. Parmi ces communautés, les figures de la résistance de 1937-1938 comme Seyit Riza ou Aliser restent les plus vénérées.
Beaucoup d’Arméniens ont trouvé refuge au Dersim durant le génocide. Quelle est la mémoire actuelle de ces Arméniens chez les Dersimis ? Y-a-t’il toujours une présence arménienne au Dersim ou des trace de leur présence passée ?
Il y a des gens d’origine arménienne dans la constitution du peuple du Dersim. Certains d’entre eux font partie des premiers habitants du Dersim. Des sous-tribus du Dersims se souviennent de leurs origines arméniennes. Les autres Arméniens sont ceux qui ont trouvé refuge au Dersim entre les années 1890 et 1915. Il existe des noms de lieux au Dersim qui sont des noms arméniens. Les ruines des églises arméniennes du Dersim sont toujours visitées et révérées. Nous pensons que des éléments religieux et culturels, tels la fête du nouvel an que nous appelons Gaghant, sont d’origine arménienne. Il y a des similitudes frappantes entre certaines pratiques alevies du Dersim et les pratiques chrétiennes, telles le baptême, la Fraternité en Dieu (Müsahiplik ou Gülbenk) et la Portion de Dieu (Hak lokmasi). Les Pauliciens[6] qui furent autrefois accusés de Manichéisme et de Mazdéisme influencèrent les Turkmènes Babaïs au 13ème siècle et les Babaïs font partie de la dernière vague des populations qui constituèrent les Dersimis.
« La raison profonde de l’émergence du mouvement kémaliste fut d’empêcher les minorités d’accéder à l’autodétermination. »
La connaissance de la vie en Turquie s’est brutalement arrêtée en 1915 pour les Arméniens. Que s’est-il passé ensuite pour les Dersimis ? et pour les autres minorités ?
Après le génocide des Arméniens en 1915, une sorte de gouvernement autonome s’est établi au Dersim intérieur avec l’aide et la reconnaissance des Arméniens orientaux et des Russes. Ça n’a pas duré longtemps. Le retrait des Russes en 1917 et la défaite des Arméniens dans les zones avoisinantes comme Erzindjan et Erzeroum ont laissé les Dersimis isolés face aux Turcs et le gouvernement autonome a pris fin en 1918.
Après la fin de la première guerre mondiale et la défaite de l’Empire ottoman, les Unionistes étaient en fuite et le pays sans autorité centrale. Les conditions de l’armistice de Moudros offraient alors une nouvelle opportunité aux minorités de se libérer du joug ottoman. C’est ce que tentèrent les Dersimis au côté des Arméniens et des Grecs. La raison profonde de l’émergence du mouvement kémaliste – qui a en fait remis en selle les Unionistes – fut d’empêcher ces minorités d’accéder à l’autodétermination.
Les Kémaliste ont alors remplis le vide politique à partir de juillet 1919 et commencèrent des campagnes sanglantes contre tous les non Turcs et non musulmans. ; Les Arméniens, les Grecs mais aussi les Dersimis Kizilbaches. Ce fut une guerre délibérée et continue au cours de laquelle furent brutalement détruites les unes après les autres les révoltes Kizilbaches de 1920 (Kochkiri), 1926 (Koçan), 1930 (Pülümür) et 1937-1938, les révoltes Zazas de 1925 (Sheikh Sait) et la résistance kurde de Zilan en 1926-1930. A chacunes de ces révoltes, il y eut des dizaines de milliers de personnes massacrées, déportées ou exilées. C’est ainsi que le Dersim intérieur fut soumis et colonisé par les Turcs. En 1937-38, alors que l’attention du monde se focalisait sur la guerre mondiale imminente, un véritable génocide eu lieu au Dersim avec plus de 70 000 morts. C’est un évènement que nous commémorons chaque année depuis lors.
Ainsi les gens du Dersim parlent « d’avant et d’après 1938 » et le souvenir de ce qu’il s’est passé reste vivace grâce aux témoignages de nos parents, de nos grands-parents dont certains sont encore vivants. De plus, les emplacements des charniers à travers le Dersim peuvent être facilement localisés et les ruines du patrimoine architectural du pays – y compris les Eglises qui appartenaient à la composante chrétienne ou arménienne de la population – sont encore visibles.
Une quête de justice a commencé avec « l’initiative Dersim 1938 ». En mars 2005, nous avons tenté de porter cette question dans les forums internationaux. Les gens souhaitent voir la justice rendue.
Comment les Dersimis ont-ils repris conscience de leur identité propre ?
Après 1960, les Dersimis ont massivement rejoint la gauche turque et le mouvement kurde. Ce fut une période où re-émergea une petite classe d’intellectuels qui se coupa profondément de son propre peuple, de son langage et de sa culture d’abord par l’effet de l’Etat, ensuite par celui des nationalismes turcs et kurdes dissimulés sont des rhétoriques socialistes et révolutionnaires.
Cela nous prit plus de vingt ans pour que des intellectuels Dersimis en exil prennent conscience de l’identité Dersimi propre et d’une question Dersim distincte de la question kurde. Un mouvement Dersimi a commencé à prendre forme en 1991 avec la publication d’un journal intitulé « Desmala Sure » dont les positions constituèrent la base du PSD, le Parti de Libération du Dersim fondé en 1997. Le PSD et « Desmala Sure » représentent le principal mouvement du Dersim, son audience va croissante et le mouvement de résistance également.
Nous sommes sous une double menace : nous assistons à une politique de kurdisation par le PKK au côté de la politique de turquisation de l’Etat. Pour nous, le PKK est une force d’occupation du Dersim. L’armée turque et le PKK ont des relations étroites et ils agissent de de conserve contre la cause du Dersim. Nous sommes menacés d’assimilation à la fois par l’Etat turc et les nationalistes kurdes.
Dans quelle mesure considérez-vous que votre combat politique est commun avec celui des Kurdes ? Et avec celui des Arméniens ?
Les Dersimis, les Arméniens et les Kurdes se battent pour à peu près les mêmes droits. Ce sont des causes justes, ils demandent leurs droits au même Etat. C’est une base commune pour une coopération. Malheureusement, cette base commune ne les rapproche pas. Par exemple, les Dersimis ont toujours soutenus les droits nationaux arméniens et kurdes mais nous conservons cette position alors que notre existence et nos droits ne sont pas même reconnus par les Arméniens et les Kurdes. C’est injuste. Aussi longtemps que ce sera le cas, personne ne peut attendre de meilleures relations et une coopération rapprochée.
« il semble qu’il y ait une alliance entre l’AKP et les forces armées turques, au moins sur la question des minorités »
Voyez-vous un espoir dans l’actuelle libéralisation relative de la Turquie ? Quel est votre sentiment quant au destin final de votre peuple et de ses droits socio-culturels ?
L’AKP, le parti au gouvernement en Turquie a perdu presque toute sa motivation pour l’adhésion à l’UE. Il ne mentionne plus les réformes ou le projet de nouvelle constitution. Il a arrêté de résister à l’armée. Maintenant, il semble qu’il y ait une alliance entre l’AKP et les forces armées turques, au moins sur la question des minorités. Même les libéraux turcs qui soutenaient l’AKP pour la libération et la démocratisation se sont maintenant retournés contre lui. Il faut également prendre en considération les effets de la crise économique globale sur la Turquie.
Je ne suis donc pas trop optimiste en ce qui concerne une libéralisation plus poussée. Cependant, je ne suis pas pessimiste sur notre destin final ; nous survivrons et dépasserons ces difficultés pour atteindre nos objectifs.
L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est-il un facteur d’espoir pour vous, au regard du droit des minorités, ou un facteur de préoccupation en ce qu’elle consacrerait définitivement la Turquie ?
Je suis et j’ai toujours été en faveur de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne bien je n’y ai jamais vraiment crû. Quelle que soit cette probabilité d’adhésion, une Turquie plus proche de l’Union européenne serait certainement plus favorable aux Droits de l’Homme, aux droits de minorités et à la démocratie dans ce pays.
Avez-vous un message à délivrer aux Arméniens et spécialement aux Arméniens de Diaspora ?
Je voudrais dire cela à mes frères arméniens: il y a plus de raisons que nécessaire pour rétablir des relations proches entre Dersimis et Arméniens. Nous avons une longue histoire commune. Une partie des premiers Dersimis étaient désignés comme « Arméniens ». Les Dersimis qui ont été assiégés pendant des siècles par les Musulmans se sont toujours considérés comme plus proche du Christianisme que de l’Islam.
Il y a des liens d’affinités entre nos peuples qui ont tout deux été victimes de génocides. A l’époque du Génocide, les Dersimis ont été les seuls qui ont soutenu les Arméniens et nous avons été les premiers à nommer ce qui est arrivé en 1915 un génocide (« tertele » en Dimilki). De notre point de vue, 1915 et 1938 furent les premiers génocides. Il y eut également des Arméniens massacrés en 1938.
De 1860 à 1918, les Arméniens ont soutenu les revendications nationales des Dersimis. Il existait une relation étroite entre nos mouvements nationaux et leurs leaders. Ces faits sont des raisons plus que suffisantes pour ressusciter un lien historique.
Pour être clair, c’est vers les Dersimis que doivent se tourner les Arméniens s’ils cherchent une alliance stratégique dans la région. J’espère que nos frères arméniens franchiront des étapes plus significatives dans cette direction dans un futur immédiat.
Propos recueillis par Laurent Leylekian
[1] Ndlr : pour être clair, les Kizilbaches sont des populations alevis du Dersim mais ils se considèrent également comme une ethnie. Il existe par exemple des confréries alevie turques – comme les Bektachi – auxquelles tout Musulman peut choisir d’adhérer mais il ne peut devenir Kizilbaches : on naît Kizilbaches.
[2] La bataille de Tchaldiran – lieu proche de Makou en Iran – opposa le sultan ottoman Selim Ier au Shah séfévide Ismaïl. Cette bataille gagnée par les Ottomans fut importante en ce qu’elle fixa presque définitivement la frontière turco-persane. Sur le chemin de Tchaldiran, les troupes ottomanes massacrèrent plus de 40 000 Kizilbaches soupçonnés de sympathies persanes. Cette bataille est également notable par l’emploi jusqu’alors inédit en Orient des armes à feu par les Ottomans, armes que les Kizilbaches persans considéraient comme déshonorantes et « inhumaines » et qu’ils refusèrent d’employer. Il s’en suivit leur disgrâce et leur déclin à la cour du Shah.
[3] Ocak signifie « foyer » en Turc. Ici ce sont les lieux de culte Kizilbaches.
[4] Dans l’Islam, le kible représente la direction de la Mecque
[5] namaz : prière de l’Islam ; hadj : pèlerinage rituel à la Mecque ; deux des cinq piliers de l’Islam.
[6] Le Paulicianisme est une hérésie du christianisme orthodoxe qui – selon certaines sources – serait due à un certain Paul l’Arménien. Le royaume paulicien de Sivas-Divrik fut détruit à la fin du 7ème siècle et il semble qu’il influença par la suite, outre l’alevisme, le mouvement bogomile de Bulgarie qui aurait lui-même inspiré les cathares du Languedoc.
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