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Dersim: l'offense redoublée d'Erdogan

Il est excuses plus insultantes encore que l'offense qu'elles sont censées racheter. En matière d'obscénité politique, force est de reconnaître que le Grand Turc vient de repousser les limites: Selon plusieurs dépêches de presse de son pays, Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre a récemment déclaré : "S'il y a des excuses à présenter au nom de l'Etat (...) je voudrais présenter mes excuses et je présente mes excuses" à propos des massacres de masse commis en 1938  par l'armée de la République kémaliste naissante dans la région reculée du Dersim.

Willy Brandt - Varsovie, 1970.
Nul doute que les zélateurs d'Ankara sauteront des deux pieds sur l'opportunité et sur la méconnaissance de la réalité turque par les Occidentaux pour présenter ces "excuses" comme un indice révélateur des "progrès de la Turquie" et autres billevesées. Parmi les extrapolations aventureuses qu'ils en tireront, se trouvera sûrement la prophétie que ces "excuses" pourraient constituer un prélude à une prochaine  demande de pardon à propos du génocide des Arméniens. Bref, on entendra sous peu formulée la comparaison pour le moins osée entre l'actuel homme fort d'Ankara et l'ex-chancellier allemand Willy Brandt qui s'était agenouillé avec sincérité, courage et dignité devant le mémorial du Ghetto de Varsovie en 1970 et qui avait effectivement engagé son pays dans une démarche de contrition et de réparation .



Un contexte de rivalité politique: les Islamistes jettent l'opprobre sur les Kémalistes


Dersim 1938 - les soldats de la République et leurs
victimes enchaînées comme des bêtes avant exécution.
Or rien n'est plus éloigné de la vérité. Passons rapidement sur la grossière minimisation du nombre de victimes des massacres du Dersim telle que conçue par Erdogan: il ne s'agit pas de 10 000 victimes, ni même de 13 806 morts selon un décompte aussi précis que fantaisiste mais de 50 à 80 000 morts, hommes, femmes et enfants tués au cours de prétendues opérations de "pacification". En fait, le crime principal des habitants du Dersim était de s'être toujours montrés rétifs au processus de turquification - un processus d’ingénierie sociale renforcé depuis les Jeunes-Turcs -  de n'avoir pas participé à la curée 20 ans auparavant - lors du Génocide des Arméniens - et d'avoir largement protégé ces derniers dans le cadre d'une conception tolérante et pacifique de l'Islam propre à l'alévisme. Si cette région qui était depuis longtemps dans le collimateur des autorités ottomanes n'a finalement été ravagée qu'en 1938, ce ne fut d'ailleurs pas dû à une quelconque mansuétude antérieure des pachas turcs mais parce que ni les Ottomans, ni les kémalistes qui leur succédèrent n'eurent suffisamment de puissance politique et militaire pour le faire auparavant.

Les "excuses" du Premier Ministre turc ne tombent donc pas dans le vide mais participe d'un contexte. En reconnaissant a minima les massacres du Dersim, Erdogan noircit un peu plus le tableau de ses adversaires kémalistes du parti républicain (CHP) . Son adresse constitue d'ailleurs une réponse de politicien roué à une attaque du leader du CHP - Kemal Kilicdaroglu, lui-même originaire du Dersim et qui souhaitait que "la Turquie affronte son passé".  La réponse d'Erdogan mérite d'être intégralement reproduite: "Est-ce moi ou vous qui devrait s'excuser ? S'il y a des excuses au nom de l'Etat et s'il y a une telle opportunité, je peux le faire et je m'excuse. Mais s'il y a quelqu'un qui devrait s'excuser au nom du CHP, c'est vous car vous êtes du Dersim. Vous avez déclaré que vous étiez honoré d'être du Dersim. Maintenant, sauvez votre honneur". 


Et d'ajouter "Le Dersim fait partie des évènements les plus tragiques de notre histoire récente. C'est un désastre qui doit maintenant être évoqué avec courage. Le parti qui devrait être confronté à cet incident (sic !) n'est pas le parti au pouvoir de la Justice et du Développement [l'AKP]. C'est le CHP qui est derrière ce désastre sanglant et qui devrait se confronter à cet incident (re-sic !) et son président est de Tunceli." [NdT : nom actuel du Dersim]


Manœuvres et arrière-pensées politiques


Le résultat des élections législatives de 2011. la tâche rouge
à l'Est de la Turquie représente le Dersim. Les "indépendants"
en vert ont en fait voté pour le parti kurde BDP.  En jaune, la
réalité d'une Turquie islamiste.
Et voilà comment - à peu de frais - le tribun d'Ankara parvient dans un même mouvement à jeter une opprobre, certes justifiée, sur ses opposants politiques tout en passant sous silence les exactions actuelles de son propre gouvernement contre les Kurdes - ceux-là même qui prirent part naguère au Génocide des Arméniens et aux massacres du Dersim. Rappelons au passage que les principales voix discordantes de Turquie - celles qui pourraient se montrer critiques à l'adresse de la politique de plus en plus brutale et autoritaire du régime Erdogan - ont été mises sous les verrous il y a moins de deux mois. Rappelons aussi - cela pourrait avoir échappé  - que le Dersim est la seule circonscription électorale de Turquie orientale qui vote CHP. Ceci s'explique d'une part parce que les habitants originels du Dersim - Alévis - se sont toujours montrés méfiants vis-à-vis de l'Islam orthodoxe sunnite et donc attachés à la laïcité, quoique artificielle qu'elle puisse être en Turquie, et d'autre part parce que suite aux massacres, l'Etat turc a procédé à une véritable colonisation intérieure de la région en y implantant des populations qui étaient au kémaliste ce que le komsomol était au bolchevisme. La déclaration d'Erdogan peut donc aussi être interprétée comme une manœuvre de séduction à l'égard de ces populations dans un contexte où le leadership des islamistes de l'AKP est aujourd'hui sérieusement entamé non seulement vis-à-vis des Kurdes à l'Est mais également vis-à-vis des classes moyennes turques.



Les massacres du Dersim questionnent la République turque, 

le Génocide des Arméniens met en cause la nation turque



Voilà donc le pourquoi du comment de ces "excuses" et de leur sincérité. Il ne faut donc pas s'attendre au même type d'excuses - par ailleurs à bon compte - vis-à-vis du Génocide des Arméniens. Car si les deux opérations furent assez similaires d'un point de vue opérationnel, si ceux qui participèrent au premier furent aussi impliqués dans le second, comme par exemple l'infâme Sükrü Kaya, là s'arrête la similitude et le contexte des deux tueries fut en fait assez différent : Les massacres du Dersim furent essentiellement un acte d'affirmation de la République turque et on peut donc faire confiance à Erdogan pour les fustiger; le Génocide des Arméniens fut  l'acte de création de la nation turque dont il ne faut pas escompter qu'il soit regretté par n'importe lequel des dirigeants passés ou actuels de Turquie.


Pour ceux qui auraient quelques doutes en la matière, la fin de l'intervention d'Erdogan est également révélatrice. Accusé comme de bien entendu par le CHP de préparer un demande de pardon pour le Génocide des Arméniens, le sanguin Erdogan a vertement répliqué "vous me mettez dans le même panier que la Diaspora arménienne. Honte à vous : Comment osez vous me comparer à la Diaspora arménienne". C'est sûr : le "bon Turc" Erdogan n'est certainement pas prêt à battre sa coulpe en reconnaissant que la création de l'identité de son peuple s'est faite sur le cadavre d'un autre.

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