Pourquoi Ankara s’essaie actuellement au rôle de chevalier blanc et pourquoi cela est plus dangereux que rassurant pour les Arméniens…et pour l’Occident !
Depuis plusieurs mois, Ankara prend des initiatives politiques et diplomatiques qui débordent largement de ses préoccupations traditionnelles et qui dérogent singulièrement à ses orientations habituelles. Sur la scène internationale, on a ainsi vu la Turquie révéler en mai qu’elle avait pris l’initiative d’une médiation entre Israël et la Syrie, organiser en août – à l’instar d’une puissance moyenne – un premier sommet UE-Afrique et renforcer singulièrement ses liens avec l’Iran. Les relations croissantes avec Téhéran – les échanges économiques ont atteint 6.1 milliards de dollars sur les sept premiers mois de 2008 (1) – ont même été jusqu’à se concrétiser par une visite du président Ahmadinedjad à Ankara le 14 août dernier. Dans le même temps, Ankara a fait part de son intention de ratifier le protocole de Kyoto et a même envisagé de ratifier le Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale (CPI), alors que l’accusation de génocide lui pend au nez depuis 90 ans.
Concernant plus spécifiquement la politique anti-arménienne du palais de Çankaya, on a appris avec surprise le limogeage de Yusuf Halacoglu – négationniste notoire et président de la très gouvernementale Société Turque d’Histoire (2), l’arrestation massive de membres du gang criminel Ergenekon, une organisation paragouvernementale et maffieuse dont l’un des objectifs consiste précisément à « casser de l’Arménien » et à lutter contre la reconnaissance du génocide, la visite sacrilège de Abdullah Gül à Ani et dernièrement à sa déclaration-choc – presque un aveu – « Nous sommes tous les enfants de ces terres. Turcs et Arméniens ont vécu ensemble sur ces terres ».
Bref, on peine à croire que cette Turquie « sympa » depuis six mois et la Turquie habituelle des coups de menton et des coups de poing constituent le même Etat. Il serait cependant naïf de penser que ces assauts de vertu découlent d’une soudaine conversion à une degré de maturité politique auquel Ankara reste étranger, celui de la postmodernité. Il semble en revanche clair que cette évolution résulte de l’influence complexe de plusieurs facteurs, certains structurels, d’autres plus conjoncturels.
Premier facteur très circonstanciel, la Turquie a lancé une vaste campagne visant à obtenir un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU lors du renouvellement en octobre de cette institution. C’est donc plus que jamais pour Ankara le moment d’apparaître comme un Etat responsable et respectable : finies les déclarations martiales et enfiévrées, voici que la Turquie « modérée » ne parle plus que de paix, de stabilité et propose ses bons offices à Israël, à la Syrie ou – plus récemment – à la Géorgie et à la Russie. C’est aussi à la lumière de cet objectif qu’il faut apprécier le brusque zèle turc à ratifier des instruments internationaux auxquels il n’avait jusqu’à présent porté qu’une faible attention. De même, son récent regain d’intérêt pour l’Afrique … et pour les suffrages de ses nombreux Etats représentés à l‘ONU.
Second facteur, la lutte à mort entre kémalistes et islamistes. Ainsi par exemple, l’empressement subit à ratifier le statut de la CPI – comme par hasard soutenu par les islamistes au pouvoir – s’est heurté à l’intransigeance des nationalistes soucieux de protéger les militaires turcs potentiellement responsables d’exactions à Chypre et contre les Kurdes. Pareillement, les récents coups de boutoir contre Ergenekon et la clique nationaliste dont Halacoglu était un porte-parole exposé doivent très certainement être considérés dans ce contexte intérieur bien plus que celui de concessions supposées aux demandes arméniennes. Dans la pratique d’ailleurs, ces « concessions » ont des limites que – le voudrait-il – l’AKP aura du mal à dépasser suite à l’avertissement qu’il a reçu en août (3) : De fait, l’attitude de la Turquie vis-à-vis de l’Arménie n’a pas vraiment changé, au moins sur la reconnaissance formelle du génocide.
Troisième facteur, la prise de distance croissante avec l’Occident. Rebutée par les valses-hésitations européennes à propos d’une adhésion devenue très hypothétique, en froid avec des Américains plus impériaux et anti-musulmans que jamais et sans doute impressionnée – sinon effrayée – par le regain de puissance politique et économique russe dont le conflit géorgien ne constitue que la démonstration la plus brutale, la Turquie semble de plus en plus se détourner de l’Ouest pour renouer avec ses voisins orientaux. Bien évidemment, tous cela ne se fait pas sans tiraillements : Ces derniers jours, on a ainsi vu fuser des menaces réciproques de rétorsions commerciales entre Ankara et Moscou (4). Il n’empêche que le niveau de relations économiques entre les deux pays n’a jamais été aussi florissant (5) , et leurs intérêts mutuels, jamais plus convergents.
Dans ce contexte en évolution rapide, l’invitation du président arménien à son homologue turc s’est révélée une occasion en or pour faire progresser les nouveaux intérêts d’Ankara (6) et on comprend bien qu’Abdullah Gül – qui avait jusqu’à là réservé sa réponse – ait répondu favorablement : d’une part, cela valide l’idée turque d’une cogestion russo-turque du Caucase à travers un Pacte de Stabilité et crédibilise ipso facto le retour turc dans la région ; d’autre part, ceci permet à la Turquie d’accroître un peu plus sa marge de manœuvre face à une tutelle américaine plus encombrante que jamais (surtout pour un Etat proto-islamique) ;enfin, cela lui permet de torpiller avec élégance les pressions en vue de la reconnaissance du Génocide des Arméniens, en accréditant l’idée qu’elle favorise effectivement le « dialogue » et la « réconciliation » sur la question.
Qui sont les gagnants et les perdants de cette nouvelle donne ? Perdants assurément, les Américains (7) qui semblent avoir durablement gâché leur capacité à influencer le cours des évènements dans le Sud Caucase. Gagnants, sans aucun doute les Russes mais aussi les Turcs : non content d’avoir fait la nique à l’Occident et d’avoir restauré son prestige aux yeux de ceux qu’ils faut bien réappeler les non-alignés, Moscou brise via la Turquie son isolement diplomatique et – « accessoirement » – s’assure un droit de regard sur la dernière route énergétique entre l’Asie centrale et l’Ouest.
Ankara pour sa part restaure son ancienne capacité à faire chanter l’Ouest en mettant en balance son « ancrage » occidental avec les largesses de son nouvel ami russe (8), tout en sécurisant son approvisionnement énergétique. La Turquie confirme au passage qu’elle a atteint la taille critique à partir de laquelle elle n’est plus contrôlable par personne, justification a posteriori des craintes de certains conservateurs américains (9). En outre, en se positionnant comme interlocuteur légitime et incontestable de tous les protagonistes régionaux, elle atteste du fait que l’AKP a bien adopté une doctrine néo-ottomane (10) compatible avec son projet politique fort peu européen de société religieuse et communautaire.
Victime consentante, l’Europe pourrait trouver un certain intérêt au nouveau positionnement équivoque de la Turquie : les turcosceptiques y verront une raison supplémentaire de se défier de la Turquie, les turcolâtres, une raison supplémentaire de s’assurer son arrimage à l’Ouest, mais tous d’y voir un canal diplomatique potentiellement utile dans leurs relations rugueuses avec la Russie.
La situation est plus incertaine – si tant est que ce soit possible – pour l’Arménie et l’Azerbaïdjan : L’aventure géorgienne a très certainement refroidi les velléités militaires azéries, de même que son alignement occidental supposé : la récente visite de Dick Cheney en Azerbaïdjan (3 septembre) a ainsi donné lieu à un grave incident diplomatique (11) lorsque l’homme fort de Bakou a refusé de s’engager à fournir du gaz au pipeline Nabucco. Dans ce contexte, l’Azerbaïdjan surveille avec une certaine anxiété tout signe de détente entre l’Arménie et la Turquie qui pourrait signifier la fin du soutien inconditionnel turc sur le dossier du Karabakh , voire un entérinement de l’indépendance du Karabakh (12). Mais réciproquement, si l’amorce de détente entre l’Arménie et la Turquie allait jusqu’à l’ouverture de la frontière, la domination économique turque rendrait rapidement la petite république caucasienne otage d’Ankara comme elle l’est déjà en grande partie de la Russie (13). En clair, dans le meilleur des cas, l’Arménie échangerait quelques avantages à court terme – notamment commerciaux – contre son inféodation à la Turquie néo-ottomane.
Pour ce qui est enfin de la question du Génocide, il est évident que la fiction d’une détente arméno-turque sonnerait dans un premier temps le glas du processus international de reconnaissance (14). On ne peut cependant exclure que, si Ankara continue à prendre ses distances avec Washington, l’administration américaine finisse par « punir » la Turquie d’une telle reconnaissance. Mais surtout, on ne peut totalement écarter l’idée qu’en lâchant la bride sur la question arménienne, la Turquie islamiste ait initiée une dynamique qui finisse par lui échapper : à cet égard, les déclarations (15) de dignitaires turcs, parfois même issus de la mouvance kémaliste, laissent pantois mais laissent également espérer.
(1) Soit 37% de plus que durant la même période en 2007. Sur la période citée, la Turquie a exporté pour 1.2 M$ en Iran (+67%) et a importé pour 4.9M$ (+32%). L’Iran est le 7ème exportateur en Turquie et le 19ème importateur.
(2) Qui, comme son nom ne l’indique pas, est une agence d’Etat dévolue à la promotion de la geste d’Atatürk, du mythe de l’homogénéité et de la pureté raciale turque et à la négation du génocide des Arméniens.
(3) Au terme d’un arrêt millimétré de la Cour Constitutionnelle, l’AKP a finalement échappé de justesse à une dissolution et à l’interdiction d’activités politiques de ses dirigeants : 6 des 11 juges ont voté l’interdiction et il en fallait 7.
(4) Moscou ne pardonne pas à la Turquie le soutien qu’elle a plus ou moins affiché à la Géorgie durant le conflit ossète et surtout le fait qu’Ankara ait laissé pénétré des navires de guerre américains à travers le Bosphore et les Dardanelles.
(5) En 2007, les échanges entre la Russie et la Turquie ont atteint 28M$. Les estimations pour 2008 sont à 38M$ (+36%). La Russie fournit à la Turquie 63% de son gaz naturel et 29% de son pétrole.
(6) Ainsi que ceux de Moscou. De nombreux analystes considèrent que l’invitation du président Sarkissian a été fortement « inspirée » par le Kremlin.
(7) Et accessoirement leurs féaux géorgiens qui ont entériné à leur corps défendant le démembrement de la Géorgie et – peut-être pire – l’image de stabilité et de sécurité que revêtait jusqu’alors leur pays. Dès la fin des hostilités, la viabilité et la sécurité à long terme des pipelines BTC et Nabucco ont été mises en question. A cet égard, on peut s’interroger sur la survie politique de Saakachvili.
(8) Comme la république kémaliste naissante l’avait fait avec les bolcheviques.
(9) A cet égard, on consultera avec intérêt l’article de Ralph Peters sur le redécoupage des frontières au Proche-Orient : http://www.armedforcesjournal.com/2006/06/1833899
(10) Turkey: The emergence of a new foreign policy the neo-ottoman imperial model http://findarticles.com/p/articles/mi_qa3719/is_199601/ai_n8750313/pg_1
(11) http://www.eurasianet.org/departments/insight/articles/rp090908.shtml
(12) Les ultranationalistes de l’Organisation de Libération du Karabakh ont amèrement protesté de la visite de Gül en Arménie.
(13) Il est assez significatif que dès le 10 septembre, soit moins d’une semaine après la visite de Gül, l’Arménie annonce qu’elle allait livrer de l’électricité à la Turquie… électricité produite dans des centrales arméniennes sous contrôle de sociétés russes !
(14) Si tant est que la Turquie parvienne à maintenir cette illusion. On peut en douter : le 10 septembre, le Ministre AKP de la Justice a autorisé les poursuites contre le dissident Temel Demirer coupable d’avoir évoqué le génocide des Arméniens, et deux jours plus tard, celles du chroniqueur Ahmet Altan pour la même raison.
(15) Toujours le 10 décembre, Vural Volkan, ancien ambassadeur à Moscou et par ailleurs kémaliste bon teint a déclaré à la presse arménienne « bien que la Turquie reconnaîtra difficilement le génocide arménien, elle devrait demander pardon aux Arméniens et aux autres minorités ethniques – Grecs, Assyriens et Kurdes, pour leur expulsion et leur massacre. Elle devrait permettre le retour de leurs descendants dans les résidences de leurs ancêtres et leurs octroyer la citoyenneté turque ». ; Lors du match de football Arménie-Turquie, plus de 300 Turcs ont visité le mémorial du génocide arménien à Erevan dont Hassan Djemal, le petit-fils de Djemal Pacha, l’un des architectes de ce génocide.
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