C’est que l’Eurovision est à l’image de l’Europe tue-l’amour qu’on nous construit : inodore, incolore et insipide. Un autre exemple : nos billets de banque ; vous savez ces billets de Monopoly. Tout Français que je suis, j’aurais été fier et heureux d’avoir sur mes Euros la tour de Pise, la porte de Brandebourg, le Parthénon ou la Petite Sirène de Copenhague. Mais, non ! Nous avons droits à de vagues fragments de monuments sensés être plus ou moins illustratifs de l’architecture européenne, mais surtout, surtout lissant tout caractère national (quel gros mot !).
C’est que l’Europe s’est construite dans l’ombre de la guerre froide et dans le traumatisme de deux guerres mondiales. Ceux qui ont jeté les bases de l’Union politique ont délibérément choisi la « politique des petits pas » : charbon, acier, atome, de quoi mettre en commun les moyens de production (et accessoirement de guerre !) afin de lier solidement les économies européennes et afin de rendre à jamais impossible les cataclysmes du passé. Ainsi, peut-être inconsciemment, ont-ils refoulé de la construction européenne tout húbris, toutes ces passions qui – du sens de la Race au sens de l’Histoire – ont enfanté les totalitarismes destructeurs du XXème siècle.
Certes, on ne saurait reprocher l’esprit de tempérance et de pondération par lequel ils ont su nous délivrer de nos démons : plus de Thanatos, c’est fort bien mais, hélas, plus d’Eros donc !
Et l’Europe est devenue l’Europe de l’ennui : une construction froide, « pragmatique » – un terme connoté très en vogue à Bruxelles – et pour tout dire peu susceptible de susciter l'enthousiasme ou même simplement l’adhésion des citoyens de l’Union : l’asepsie, c’est pas sexy ! Parfait représentant de cette tendance, Olli Rehn, le terne Commissaire à l’Elargissement, a récemment déclaré qu’il voulait que les « Balkans occidentaux » deviennent aussi « normaux, prospères et ennuyeux que la Scandinavie ». Au premier degré, il s’agissait bien sûr d’une boutade mais, au second, cette déclaration est très révélatrice de la philosophie sous-jacente à l’idéologie dont il est le parfait représentant. Actuellement en vogue, cette vulgate libérale peut se résumer comme suit : « oublions les grands desseins, cantonnons-nous à faire du business ; C’est pas glorieux mais, au moins, on a la paix et la prospérité ».
C’est d’ailleurs dans ce même contexte que se comprennent la détestation de ces élites libérales pour des notions telles que la Culture, l’Histoire, l’Identité – tous concepts rapidement assimilés par eux au plus rétrograde des nationalismes ou au plus frileux des passéismes; c’est aussi par là que s’explique leur acharnement idéologique à vouloir élargir l’Union à des pays et à des peuples qui ne sont pas européens : quand on refuse son histoire et son identité, on refuse ipso facto l'altérité. C'est enfin toujours par là qu'il faut analyser leur incompréhension radicale du rejet de la Constitution européenne. La critique restée célèbre de Jean-Luc Dehaenne : "nous voulions construire une cathédrale, nous nous retrouvons dans un supermarché" est littéralement incompréhensible pour ceux qui ne veulent précisément bâtir qu’un supermarché, une Europe « société anonyme » sans histoire, sans limites et sans passion.
Ceci dit, si cette Europe n’était qu’ennuyeuse, ce serait le moindre mal. Après tout, nous sommes bien contents d’avoir les réfrigérateurs pleins et de posséder une multitude de gadgets aussi dispendieux que superflus. C’est d’ailleurs sans doute ce que pensent les partisans de cette Union des supérettes et, s’ils avaient raison, je ne serais qu’un fâcheux trop exigeant. Mais, voilà, je pense que cette conception est profondément dangereuse.
Car si les fascismes ont procédé par convocation des pulsions là où, et le marxisme, et le libéralisme procèdent par hyper rationalité – historique pour le premier, économique pour le second – tous trois partagent cette même propension à se substituer à toute autre échelle de valeurs, à vouloir régir l’ensemble des rapports humains, à s’insinuer dans les plus intimes replis de nos consciences et des représentations mentales qui sont les nôtres. Bref, en l’absence de tout contre-pouvoir, le libéralisme pourrait très facilement devenir le substrat d’un troisième totalitarisme, celui qui, pour tout horizon, nous condamne à l’utilitarisme, à la roue de la fortune, aux déboires de Paris Hilton comme à ceux de l’Eurostoxx 50. Non pas qu’il soit sui generis malfaisant – c’est même exactement le contraire tant il a permis la plus grande accumulation de bien-être qu’ait jamais connue l’Humanité – mais simplement qu’il faut s’en garder, comme de toute idéologie, dès lors que celle-ci prétend s’émanciper du contrôle de la conscience en général et de celui du dessein politique en particulier.
Il nous appartient donc – à nous citoyens européens – de nous réapproprier une Europe confisquée par une élite de gestionnaires peu inspirés afin de la re-enchanter – et vite, car il est tout de même affligeant et préoccupant qu’aux yeux des citoyens, l’Europe soit passé en vingt ans du statut de solution à celui de problème.
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